Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à quatre pas d’eux, je venais derrière, portant le carnier. Mon père m’avait aussi, ce jour-là, confié son fusil : imprudence fâcheuse et qu’il doit bien regretter, aujourd’hui, s’il est dans l’usage des morts qu’ils regrettent quelque chose, là-haut ! Pour me donner un air plus martial, plus saint Hubert, j’eus l’idée de charger le fusil… idée bien naturelle, en somme, et qui fût venue à n’importe quel gamin de mon âge… Les cartouches étant dans un des compartiments du carnier, cette opération m’était facile… Je chargeai donc le fusil. Et, voilà que, par suite d’une fausse manœuvre, pan ! le coup part… et que mon père à droite, mon oncle, à gauche, s’abattent dans les ronciers de la sente et qu’ils restent étendus sans un mouvement, sans un cri, la face tournée contre le sol et la nuque toute rouge de sang. La charge de plomb, serrée et drue, les avait atteints en plein crâne, au moment précis et malchanceux où leurs têtes rapprochées se confiaient, sans doute, quelque touchant secret de famille… Ils avaient été foudroyés, ils étaient morts ! Ah ! par exemple !… Ce n’était pas mal pour le début d’un aussi jeune chasseur, et j’avais lieu d’être fier de ce résultat… Mais j’étais en même temps très surpris, très embarrassé, et je ne savais vraiment pas à quoi me résoudre !… Situation complexe !… Par bonheur, un paysan se montra dans les ajoncs, qui voulut bien me