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régulièrement à la table d’hôte, les autres convives se composent de commis voyageurs, d’étrangers de passage et de gros fermiers, les jours de foire seulement.

Jamais je n’oublierai le dîner que je fis là.

Il y avait autour de la table cinq ou six commis voyageurs et les trois pensionnaires qui, du couteau et de la fourchette, luttaient désespérés contre une carcasse de vieille poule, carcasse cuirassée, carcasse invincible, carcasse inexpugnable. C’était, je vous assure, un lamentable spectacle. Je m’assis, très impressionné. En face de moi se trouvaient deux personnages assez bizarres qui attirèrent aussitôt mon attention.

L’un était grand, gros, avec des yeux ronds, très noirs, des moustaches énormes qui pendaient de chaque côté des lèvres, une bouche lippue et un triple menton qui s’épanouissait sur sa poitrine entièrement cachée par la serviette. L’autre, petit, maigre, d’un blond filasse, le visage rouge et glabre, était si grimaçant et si agité qu’on aurait pu le prendre pour un échappé de cabanon. Son œil droit, grand ouvert, très pâle restait fixe et inerte comme l’œil d’un mort ou d’un aveugle. La paupière, fripée et sans cils, retombait sur l’œil gauche et le recouvrait entièrement. Et c’était une chose presque fantastique de voir ce petit homme qui, lorsqu’il voulait saisir un objet, ou parler à son voisin,