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juifs, en un temps où l’antisémitisme ne faisait point encore partie de la tenue d’un homme élégant. D’ailleurs, tout s’accordait pour qu’il les détestât, les préjugés de sa caste et son mariage avec une juive. Et il était en cela, comme en beaucoup de choses, un précurseur.

Le marquis visita aussi une dernière fois ses herbages, ses écuries, tout ce à quoi il s’intéressait le plus dans son domaine. Il était bref, irrité, nerveux, injuste, sauf avec moi à qui, au contraire, il témoigna trop de confiance, trop d’amitié, pour que je les jugeasse durables…

Les départs, quels qu’ils soient, ont toujours quelque chose d’angoissant et de triste, et cette angoisse, et cette tristesse, je ne pouvais m’en défendre, moi qu’aucun souvenir n’attachait encore à Sonneville, et que toutes sortes de hâtes, toutes sortes de curiosités attiraient ardemment vers Paris… Je ne fus donc pas très surpris quand, le dernier soir, pris d’attendrissement et de mélancolie, le marquis me dit :

— C’est curieux… Je me plais ici… je me suis toujours plu ici… et surtout seul, sans apparat, comme nous sommes en ce moment… Au fond, voyez-vous, ma vie… les racines de ma vie sont ici… Je le comprends chaque jour davantage… C’est si vrai que j’éprouve comme une sensation pénible… presque douloureuse, d’arrachement, chaque fois que je pars d’ici… On dirait qu’on me tire du sol… par les pieds… comme une plante