Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenir compte, et, grâce à la souplesse de ma nature, à l’ingéniosité polymorphe de mon intelligence, j’espérais, du moins, lui rendre mes services indispensables. Le marquis n’étant point comme les autres, je me disais que je ne devais pas être, moi non plus, un secrétaire comme les autres secrétaires. Hélas ! tout en reconnaissant la politesse souvent cordiale qu’il me témoignait, je m’apercevais que je n’avançais pas beaucoup dans son intimité, une intimité que je m’étais plu à transformer, peu à peu, en une collaboration étroite… Il avait une force terrible contre laquelle se brisaient vainement tous mes efforts de lui plaire : il était capricieux et incertain. Un jour, très familier, très confiant, semblait-il, très amical même, il savait le lendemain, par un coup de casse-cou, sec et dur, me ramener, tout penaud, tout déconcerté, à la vanité de mes espérances, à l’humilité de ma situation, que j’avais pu croire un moment qu’il avait élevée de plain-pied jusqu’à la sienne… En vérité, j’ignorais par quel bout le prendre, et surtout le garder… Mes prévisions les plus justifiées, il les déroutait sans cesse… Et puis jamais le désir de me connaître, de connaître ma famille, mon éducation, mon passé, un peu de ma vie ancienne qu’il devait bien deviner tourmentée et douloureuse… jamais un mot sur mes petites espérances, mes petites ambitions, ni sur mes petits besoins matériels…