Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faisait et défaisait les marchés, se dépensait pour lui-même et pour les autres, se trouvait en même temps aux chevaux, aux vaches, aux instruments agricoles. À lui seul il était toute la foire. Il y avait envoyé trois mauvaises vaches délaitées dont il voulait se débarrasser. Plus paysan que les paysans, il en conduisit, il en discuta le marché avec une telle maîtrise âpre, retorse et joyeuse que, malgré mon peu de goût pour ce genre d’exercice, je ne pus m’empêcher d’en admirer, comme une œuvre d’art, la réelle puissance comique. Quel comédien ! Mais comme tous les comédiens il finissait par croire à la réalité de ses rôles, et à les vivre. Il avait des ressources infinies pour marquer de souvenirs ineffaçables et d’un commencement de légende fantastique son passage à travers les populations. Un bel étalon qu’on présentait à des acheteurs italiens refusait de trotter. Tirant sur la bride, il reculait, ruait, pétaradait. Personne ne pouvait en venir à bout. Le marquis s’approcha, examina le cheval, le flatta doucement, et il dit à l’homme d’écurie qui avait toutes les peines du monde à le maintenir.

— Il est doux comme un agneau, ton cheval… C’est toi qui ne sais pas le mener, mon garçon. Donne-moi ça !

Il saisit la bride, enfourcha la bête, et sans selle, sans étriers, sans cravache ni éperons, le travaillant de la main et du genou, il obligea le