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ville. J’aimais mieux cet arrangement. Il avait l’avantage de reculer encore l’épreuve toujours dangereuse d’une première entrevue avec quelqu’un de qui dépendait mon avenir. Je dois avouer aussi que mes habits de voyage étaient fort peu honorables, pour ne pas dire dégoûtants, et j’avais une barbe de deux jours, ce qui sans doute n’eût point manqué d’impressionner fâcheusement le marquis sur mon compte. J’ai appris, par une dure expérience, à connaître les riches et la stupide cruauté de leurs exigences. Plus on est pauvre, moins on a le droit d’être salement vêtu.

Le dîner était fini depuis longtemps, la salle déserte, les serviettes des pensionnaires, nouées en cravates graisseuses au col des bouteilles, la table principale pas encore débarrassée. Une ignoble odeur de cidre suri et de vinasse, de graillon et de fumier emplissait la pièce. Bien que familier des pires gargotes parisiennes et de leurs infectes cuisines, je crus que j’allais avoir un haut-le-cœur, en pénétrant dans cette salle. La faim me remit vite. Après un colloque animé entre l’hôtelière et sa domestique, une grosse fille pataude, sale et dépeignée, on me servit, à une petite table, dans un coin à peine éclairé, un repas exécrable et copieux que, malgré son incomestibilité, je dévorai gloutonnement, n’ayant rien pris, depuis le matin, qu’une tasse de chocolat avalée, en toute hâte,