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si j’avais été à Paris, moi ! Mais lui ! Que veux-tu qu’il fasse à Paris !…

Ma mère était d’un avis différent. On sentait, dans toutes ses paroles, la hâte qu’elle avait de se débarrasser de moi. Pourquoi ? Est-ce que je la gênais ? Cela me fit de la peine, non pour moi, je vous assure, mais pour elle… Je n’aimais pas à la surprendre en flagrant délit d’égoïsme et de dureté. Aux objections de plus en plus indécises de mon père, elle répliquait :

— Une place comme ça !… C’est une chance incroyable. Si nous n’en profitons pas, nous l’aurons toujours sur les bras ! Que peut-il devenir ici, sinon manger de la nourriture qu’il ne gagne même pas !…

— Enfin, il t’aide. Il tient tes livres !

— Eh bien ! il ne manquerait plus que ça !

— Oui, mais, Paris !

— Voilà-t-il pas une grande affaire ?… Il s’arrangera, donc !…

Or, cette place obtenue, grâce à je ne sais plus quelles recommandations de curés, c’était une place moitié de comptable, moitié de copiste, dans une administration dont après trois ans je n’ai jamais pu savoir ce qu’elle administrait, et si elle était commerciale, industrielle, financière, artistique, politique, religieuse, militaire, maritime, coloniale, étant un peu tout cela, et bien d’autres choses encore.

Naturellement, ce fut l’avis de ma mère qui prévalut. Quant à moi, selon les bonnes traditions de la famille, je n’avais même pas été consulté. Bien d’autres eussent été heureux de partir d’une maison où ils n’étaient pas aimés, heureux de conquérir leur liberté et de donner à leurs rêves de jeunesse l’essor magnifique. Eh bien, cette décision, je l’acceptai avec la plus complète indifférence et sans la moindre curiosité. Là ou ailleurs, que m’importait !… Puisque j’avais déjà pris l’habitude de ne pas vivre parmi les hommes et parmi les choses… puisque je sentais que je ne pourrais vivre qu’en moi-même !

Ce fut ma mère qui m’installa à Paris, n’ayant pas, pour cette délicate mission, confiance en mon père, lequel « ne faisait jamais que des bêtises, et n’avait pas la moindre