Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Elle décida pourtant qu’on m’enverrait à l’école primaire chez les Frères. Là, je me montrai un élève studieux, rangé, intelligent, de quoi ma mère ne voulait pas convenir. Lorsqu’on lui parlait de moi avec éloges, elle s’emportait.

— Qu’est-ce que vous me dites ? s’écriait-elle. C’est un enfant indécrottable, on n’en peut rien tirer. C’est son père tout craché !

Il y avait dans la petite ville que nous habitions une sorte de petit collège communal, et dans ce petit collège, une sorte de petit professeur qu’on appelait « Monsieur Narcisse ». Ce Monsieur Narcisse venait souvent chez nous. C’était un petit brun, timide et prétentieux, d’une assez jolie figure et que ma mère prenait plaisir à recevoir. J’avais remarqué que Monsieur Narcisse était le seul être au monde envers qui ma mère se montrât douce et affectueuse. Sa voix, quand elle lui parlait, devenait subitement pleine de tendresse. Cela m’étonnait et me gênait infiniment. Je ne voyais jamais venir Monsieur Narcisse chez nous sans une sorte de peine et presque de honte. Monsieur Narcisse me tapotait la joue avec amabilité ; quelquefois, il me prenait sur ses genoux et m’embrassait avec de gentilles paroles. Mais, chose curieuse, je sentais très bien que ces paroles gentilles et ces caresses n’étaient pas pour moi. D’ailleurs, lorsqu’il était là, je ne restais jamais longtemps, et ma mère ne tardait pas à me dire :

— Allons, mon petit Georges, va jouer dans ta chambre.

Un jour, Monsieur Narcisse me dit :

— Est-ce que vous seriez content, mon petit Georges, si je vous apprenais le latin et le grec ?

— Il ne faut pas vous donner cette peine, répliqua ma mère en roulant des yeux humides de joie. Georges n’est pas un enfant comme les autres. Il n’apprendra jamais rien. C’est son père tout craché !

— Mais non, je vous assure, insista Monsieur Narcisse. Je pourrais venir deux fois par jour… le matin, avant la classe… et après midi… Est-ce que cela vous plairait ?

— Mon Dieu !… comme vous êtes bon !… s’écria ma mère… Mais quelle charge ce serait pour vous ! Vous êtes trop bon, Monsieur Narcisse… vous êtes…