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LA 628-E8

je le déteste… » J’étais horriblement gêné… Il ne me venait à l’esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites, comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien… Que nous avons peu d’imagination, dans ces moments-là, ou peu de sensibilité !… Est-ce curieux ?… Faisant allusion à la couleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci : « Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge, aujourd’hui. » Étonnée, elle répliqua vivement : « Pourquoi ? Il n’est pas encore mort. » Elle fit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, je l’avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d’ailleurs exécrable… Nous parlions peu… Elle allait de son fauteuil à la fenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant ses ongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j’essayais de démêler la qualité de son émotion… Ce n’était pas de la douleur, pas même du chagrin, ni du remords, j’en suis sûr… C’était quelque chose comme de l’ennui… Ce qui la préoccupait le plus, c’était tout ce qu’elle aurait à faire, après la mort… Elle ne cessait d’y penser et de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-je me tirer de tout cela ?… Je ne sais pas, moi !… Un homme pareil… si illustre !… Ça va en être, des histoires et des cérémonies !… Ici… je suis toute dépaysée… Ah ! ces journées !… ces journées … » Elle redoutait infiniment Victor Hugo. Elle l’avait vu cinq ou six fois… Sa politesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et son regard profond, qui pénétrait jusqu’à l’âme secrète, lui faisaient peur… Il serait là, sûrement… Il lui parlerait : « Comment ferai-je ?… Non… Non… Je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes, par la garde, que Balzac était entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de son assoupisse-