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BORDS DU RHIN

de l’amour, comme il créait un livre. Pas plus que les idées, les femmes ne pouvaient lui résister. Pourtant, j’ai sur lui ce détail intime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusement armé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ou si peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plus qu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter.

Quelqu’un, qui a souvent rencontré Balzac, me disait : « Quand on parlait femmes, il se gonflait d’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontait jamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzac était infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa vie sentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’aux complications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’être chaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afin qu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrière lui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – mais Balzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit, son œuvre est, peut-être, ce qui nous intéresse le moins en lui, – nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui, dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, il eut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible. Il déroutait les curiosités, dépistait les espionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent du rôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police, comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie de tout. Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait de Paris. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Où était-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-il entrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-il une intrigue