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Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même des choses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, une justesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Comme j’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je mis la conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir, sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh ! ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception de voir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux que moi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucun des personnages de La Comédie humaine ne leur était étranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, la portée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, et sans la moindre pruderie.

L’une dit :

— Bien qu’il y ait, dans ses livres, un fatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peigne des mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujours très familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous les écrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie – non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec le plus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit, tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence est incomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cette intuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout un monde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, non plus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tient lieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujours très bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que les méthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit, encore asservis