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Blois et Chartres « nous avions crevé »… quatre fois… ; au delà de Versailles, tout près de Ville-d’Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J’étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j’avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

— Tant pis ! lui dis-je… Marchons comme ça !…

Il avait arrêté la voiture :

— Non, monsieur, c’est impossible… fit-il. Ça fatigue trop le différentiel…

Et il se mit à travailler, en aidant son courage d’une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l’imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble ; il vient du métier même qu’elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu’elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l’haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille… Je pense qu’elles se font une idée semblable du mécanicien d’automobile.

Pourtant, Brossette n’est pas beau. Son aspect n’a rien d’exaltant et qui puisse éveiller, dans l’esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N’était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté