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tout à coup, elle vit apparaître l’Empereur, le visage sombre et menaçant, la moustache plus provocante que jamais !… Il se précipita sur l’estrade, interrompit le brave homme qui, à ce moment pathétique, célébrait les vertus du donateur, et il dit à peu près ceci : « Un mauvais esprit souffle sur la ville… Le socialisme relève la tête… Je ne le tolérerai point… Il faut qu’on sache bien que j’ai fait construire, à son intention, en plein cœur de Berlin, une immense caserne, remplie de troupes loyales et de mes fidèles canons… Si les socialistes bougent, je n’hésiterai pas, pour la sauvegarde de la patrie allemande, à les foudroyer… Qu’ils se le tiennent pour dit… je les foudroierai… J’en ai assez !… » Il regarda la fontaine et, haussant les épaules, il murmura, de façon à n’être entendu que des dignitaires de l’estrade : « Quant à cette fontaine… elle est ridicule… ridicule… puut !… ridicule. » Après quoi il s’en alla, en tempête, comme il était venu, laissant la foule stupéfaite de cette extraordinaire algarade… Le singulier est que l’aventure se répandit fort peu… même en Allemagne. On en parla discrètement, entre soi, et tout bas… Elle ne passa pas la frontière… C’est que, nous autres Allemands, nous avons une sorte de pudeur nationale, stupide d’ailleurs, qui fait que nous couvrons de notre manteau les ridicules de l’Empereur, comme les fils de Noé, l’indécente nudité de leur père.

Après une pause, il ajouta :

— On s’imagine que ses frasques sont longuement méditées, qu’il en calcule, qu’il en dose l’effet théâtral, à froid, pour mieux frapper l’imagination de ses sujets et des peuples… C’est une erreur… Je ne prétends point qu’il ne songe pas à abuser de sa puissance. En cela, il est homme, comme tous les autres hommes. Mais je vous assure qu’il est beaucoup moins comédien qu’on ne