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Et voici que nos phares, soudainement, ont fait surgir des ténèbres, devant nous, penchés sur une voiture énorme, éteinte et morte, deux hommes, de la couleur des arbres et de l’horizon… Je dis deux hommes : deux Marsiens, peut-être… Leurs formes sont sans aspérités, enfermées dans de longs sacs-maillots, qui les gantent des pieds à la tête et des doigts aux épaules. Du visage, ils ne laissent paraître qu’un petit triangle, un loup de chair, au-dessus duquel tremblent, en feu, les antennes de métal de leurs lunettes… Ils barrent la route… Deux bras s’agitent. La 628-E8 stoppe.

L’un est petit… Il a la tête enfouie dans le capot gigantesque de la voiture. Il ne se dérange pas… L’autre, très long, très mince, s’est redressé… Il tient une tige d’acier que le mouvement de ses mains fait parfois étinceler. Il me demande, avec un accent russe, si je ne pourrais pas lui prêter une épingle, une épingle de cravate, et ce qu’il aimerait, c’est qu’elle fût en or… Surpris d’abord, je comprends à la fin qu’il s’agit de déboucher un bec de phare… Mais pourquoi en or ?… À ce moment, une motocyclette, comme un insecte dément, le frôle, de si près, que j’ai cru que son vêtement, au moins, avait dû être arraché… Mais il le secoue sans hâte, en riant, et il regarde la motocyclette disparue dans la nuit, avec le regret, peut-être, de n’avoir pas eu le temps de lui demander une épingle de cravate en or…

Nous les laissons sur la route, sans qu’ils aient rien fait pour nous retenir, salués du plus grand, et toujours sans que le petit ait seulement dit un mot et détourné la tête du mécanisme, où il ne cessait de maintenir ses doigts, grave, sérieux, avec l’entêtement d’un ivrogne, dont rien ne parvient à distraire les mains, du tablier d’une servante…