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encourageaient le troupeau à ne pas se garer, et, à leur mauvaise volonté, vraiment humaine, ils ajoutaient la joie, humaine aussi, de se tourner, de temps en temps, vers nous, et de nous insulter par un aboiement. Tel le charretier, le doux charretier des belles routes de France, qui, ayant placé sa voiture, comme une barricade, en travers du chemin, ne livre le passage que pour se donner le plaisir de vous lancer un outrage obscène, qu’accompagne presque toujours un fort claquement de fouet : geste imbécile, purement animal, grâce à quoi il espère effrayer, faire s’emballer et culbuter, comme un cheval, l’automobile ; grâce à quoi aussi, il s’imagine – ce qui soulage sa haine – qu’il nous a cassé « la gueule ».

Jamais je ne pestai autant que ce jour-là.

La machine retenue grondait, chauffait, fumait horriblement, et, malgré un copieux graissage, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des cylindres.

J’ai, pour les animaux, une tendresse de neurasthénique et de misanthrope. Leurs souffrances me font horreur. Mais je crois bien que j’eusse foncé, de toute la force de nos quarante chevaux, dans le troupeau, et fait une bouillie sanglante de ces moutons, si je n’eusse prudemment réfléchi qu’une telle opération entraînait, pour la machine et pour nous, de sérieux dommages. Je me contentai de lâcher les cris sauvages de la sirène. Criminellement, je me disais que les bêtes seraient prises de panique et que, affolées, bondissantes, sautant, pêle-mêle, par-dessus les parapets, elles rouleraient au fond des précipices, où le torrent les emporterait… Adieu ! adieu !

Il n’en fut rien.

La sirène et ses plus stridents, ses plus déchirants appels, multipliés par les échos de la montagne, demeurèrent