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de la ville, comme un doux et somptueux tapis, voici que s’opère en moi la détente miraculeuse… Tout s’apaise, âme, muscles, nerfs et cerveau. Je suis heureux de vivre, sans hâtes fébriles, sans désirs brusques et sursautants. Avec une tranquillité complète, je jouis de toute cette mélancolie qui m’entoure et me pénètre, non point la mélancolie amère comme le fiel où elle alla chercher son nom, mais cette mélancolie rayonnante que, jeune, j’ai tant de fois connue aux approches de l’amour, et que donnent aussi les quelques instants de parfait bonheur, dont tout homme, même le plus dénué, garde en soi, au fond de soi, sans savoir d’où il est venu, le souvenir miséricordieux et lointain : peut-être un paysage entrevu, le soir, après une journée de marche fatigante ; peut-être le regard d’espoir d’un malade aimé, peut-être moins encore…

Comment ne pas croire à l’amour, à la fraternité de l’avenir, quand, sur toutes les routes, sur toutes les digues, de La Haye à Haarlem, vous ne rencontrez que des visages heureux, que des chapeaux, des corsages, des mains, des bicyclettes, des voitures, fleuris de tulipes, de narcisses et de jacinthes ; que des sentiers d’eau argentée où, entre des rives rouges, des rives pourprées, des rives d’or, les barques glissent silencieusement, chargées de leurs moissons rouges, de leurs moissons pourprées, de leurs moissons d’or ?… Un jour, nous avons croisé un petit détachement de fantassins… Ils chantaient, avec des accords délicieux, des chansons idylliques, des sortes de lieds d’amour… Et des tulipes, comme dans les vases de la maison, trempaient leurs tiges au goulot du canon des fusils.

La paix rayonne tellement partout, elle habite si bien ces demeures lustrées et souriantes, qui s’espacent dans les verdures de ce continuel jardin qu’est la Hollande…