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la curiosité muette mais indiscrète avec laquelle le chœur des mangeurs m’observait.

Ce fut, après ce repas d’un seul plat, qu’une longue barbe blanche m’apostropha… C’était un discours. Il était prononcé en français, mais un français mêlé d’expressions qu’avaient dû laisser les armées de Louis XIV, dans le delta de la Meuse et du Rhin… On accueillit aimablement tout ce que je dis en réponse. Mon voisin de droite me serra la main avec émotion ; mon voisin de gauche, le petit vieux, sourit. Mais, je ne sus qu’à la sortie, par mon ami Weil-Sée, que j’avais parlé beaucoup trop vite… et que les Hollandais – même les plus familiers avec notre langue – n’avaient absolument rien compris à mes paroles.

— Tant mieux ! ajouta-t-il… tant mieux !… Cela arrive souvent… en tout… partout… Mais oui… Les mots que nous comprenons, non plus, ne sont que des signes… Tenez !… ah ! ah ! c’est très drôle… En Afrique, un jour, je fus invité par une espèce de roi nègre, à une espèce de banquet… Ignorant sa langue et ne voulant pas fatiguer inutilement mon imagination par un toast improvisé, je récitai, avec de beaux gestes… et une voix musicale… une page de Salammbô… Tout simplement… Ce fut un enthousiasme… du délire… Ils pleuraient tous d’émotion, de joie… Ils m’embrassaient. Le roi m’accorda tous les territoires que je lui demandais… et même d’autres que je ne lui demandais pas… Il chanta, il dansa… Voyez-vous, mon cher, quand on comprend, on est triste… et on est méchant.



Jamais, je n’aurais osé m’avouer à moi-même que j’eusse pu regretter mes compagnons, encore moins me