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En bac, en bateau, en voiture, en chemin de fer, il me promena sur tous les bras de la Meuse, sur tous les canaux qui mènent de la Meuse au Rhin, sur tous les bras du Rhin et sur la mer, entre le ciel et l’eau, et ce fut surtout, hélas ! sur des ponts… J’ai passé des journées sans voir le ciel, sans oser regarder les eaux, sur tous les ponts des routes, des villes, et sur ceux qui osent chevaucher la mer… De Rotterdam, nous n’avons vu que l’immense pont qui enjambe la ville, on dirait, dans toute sa largeur.

De ces quelques jours, il ne me reste que d’intolérables sensations de vertige. Le vertige, en Hollande ? Eh bien, oui ! Ai-je rêvé ? Rêvé-je encore ?

Je me demande aujourd’hui si ce n’était point la seule présence de Weil-Sée, sa voix lointaine, ses gestes saccadés, ses grimaces extra-humaines, l’immensité de ses illusions, qui amplifiaient ainsi, déformaient ainsi, les choses autour de lui… Je crois, en vérité, je crois qu’il avait cette puissance extraordinaire de communiquer son malaise, sa peine, son vertige, sa torture, à la matière la plus inerte… À son contact, la nature elle-même s’affolait…

Là, le col tendu vers des viaducs de chemins de fer, nous voyions des wagons filer si haut, au-dessus de nos têtes, qu’il fallait deviner leur vacarme qui s’enfuyait… Ailleurs, nous dominions – le cœur m’en tourne – des trains de bateaux qui paraissaient des barques, des barques qui paraissaient des mouches… Et je fermais les yeux… Ici, c’était l’effroi que le bachot où nous dansions, une catastrophe d’arches et de piliers rompus l’anéantît ; là, l’angoisse que ne cédât le tablier de métal, dont les courbes semblaient des rebondissements de palets sur l’eau, ce tablier si fragile, qu’il s’agitait au vent, et résonnait, en tous ses assemblages, sous notre poids…