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eu le courage d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert… Pourquoi cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur ? Il l’eût ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant les yeux, toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir !… Il ajouta encore que sa belle-fille avait succombé, des suites d’un coup de crosse de fusil dans la poitrine…

— Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plus vieux ?… Pourquoi, j’ai survi à tout cela ?… Ach !… Bêtise… !

De tous les siens, il ne lui était resté que sa petite-fille, la petite Sonia…

— Jolie, mossié, jolie !… Et ses petites mains, et sa pétite bouche dans ma barbe… Ach !… Et ses yeux !…

C’était la fille de son fils préféré.

— Pourquoi je préférais ?

Ce n’était plus à moi qu’il parlait, mais à lui-même… Et il ne se répondit que par un essai de sourire… De nouveau, il regardait au loin… Et je l’entendis dire timidement, sans me regarder, que ce fils s’appelait Jacob. Il répéta lentement le mot : « Yacobb », en balançant la tête, et comme s’il eût voulu le caresser de ses lèvres qui tremblaient :

— Yacobb !… Yacobb !…

Ma gorge se séchait… Mais tel était mon ahurissement devant cette succession, devant cette invraisemblable accumulation de crimes, qu’en vérité il me sembla que je ne les sentais plus.

Il avait emporté sa petite-fille, et c’était un miracle qu’il fût, enfin, parvenu, entre tant de miséreux inoccupés, à trouver du travail, au fond d’un autre gouvernement, dans un hôtel, où il faisait les commissions et aidait, parfois, la caissière, dans ses comptes.

Là, aussi, tout allait mal… Des grèves… des incendies dans la campagne… des perquisitions… des rafles… des meurtres…