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— Pourquoi ? Ach !… Pourquoi ?

Son fils le plus jeune – et sa main sale, aux ongles noirs, tremblait, en figurant la taille du petit – un garçon, « tellémant spirituel », – était tombé dans ses bras, en vomissant du sang, et, chargé de ce cadavre, le père avait vu un dragon ivre enfoncer deux doigts dans les yeux du fils aîné, du fils « qui devait être advocat, mossié… advocat ! » Et il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il avait la barbe arrachée, une oreille décollée d’un coup de sabre, mais c’était surtout son menton qui était douloureux… Il faisait noir dans la boutique ; il trébuchait sur des corps, et il ne s’arrêtait de pousser des cris que pour écouter les salves qui s’éloignaient, et les gémissements qui semblaient sortir de la rue, qui semblaient sortir du plancher, de dedans les murs, de dessous la terre. À la lueur d’une chandelle, il avait pu constater qu’il ne restait pas un vêtement aux étalages. Les pillards avaient tout saccagé, tout pris… Sur les degrés du comptoir, au fond de la boutique, parmi des tiroirs vides, des tiroirs brisés, des choses piétinées et sanglantes, sa femme gisait, qui lui parut tout d’abord évanouie.

— J’ai baissé les jupes, ajouta-t-il, tout bas… Et ses yeux se fermèrent.

Puis, encore plus bas :

— Elles étaient rélévées, mossié !… Uné femme dé plus qué cinquante ans !…

Il reconnut alors qu’elle était morte, étranglée, les yeux ouverts.

Il me regarda un instant, sans rien dire… Une vague de sang courut sous sa peau jaunâtre, qui en fut à peine rougie… Je revis la grimace qui faisait remonter la barbe et fronçait le nez… et il recommença de parler de sa femme, de sa femme bien aimée.