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Il avait quitté Paris pour retourner en Russie, grâce à l’aide d’une bonne œuvre israélite, et il était parvenu à s’établir marchand d’habits, dans une petite ville du Sud. Son commerce lui donnait à peine de quoi vivre, mais il vivait heureux, entre sa femme et six enfants… Cela dura seize années.

Je me souviens qu’à cet endroit de son récit, il s’était tu subitement… Et il regardait… Un vaisseau passait en sifflant ; des mouchoirs s’agitaient à bord… que regardait-il donc, au loin ?

Il avait pu faire venir auprès de lui le frère de sa femme, qui était rabbin, et, depuis, tout ce qu’il arrivait à mettre de côté on le forçait à le dépenser pour l’éducation de ses cinq fils… Deux devaient être : « advocats », un docteur « dé la médicine », les deux plus jeunes « inginieurs ». La fille travaillait « à la brodérie ». Il me parut qu’il souriait presque, mais une grimace tordit son visage où son nez si long se fronça tout entier.

— Pourquoi faire, Mossié ?… Ach ! Pourquoi faire ?… Bêtise !

Un soir, – c’était tout au début de la Révolution, la ville était depuis des mois en état de siège ; toute la famille mourait de faim, – un soir de sabbat, le gouverneur autorisa les boutiques juives à rester ouvertes jusqu’à dix heures. Tout le quartier s’était réjoui. Comme on était à la veille d’une fête orthodoxe, peut-être pourraient-ils enfin gagner quelque argent ?… On avait davantage soigné les étalages, et fait des frais de lumière pour attirer les clients… Tout à coup, à neuf heures un quart, « un quart après neuf, mossié, juste un quart », une bande de soldats fit irruption dans la petite rue où était sa boutique, et une volée de balles brisa toutes les vitres.