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les ministres sont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On se serait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoir avant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il faut faire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai le feu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rang qui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire, tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de les effrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est très embêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffira peut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dans le second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmi vous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, à mon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons, voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?… Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauche du rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

— Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dans le rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaient froidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes, mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Et ces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient les deux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’y eut que dix pauvres diables de tués, et douze de blessés !…