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parmi une tablée de Flamands, dont je regardais s’empourprer les visages, comme des pignons de brique, sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s’embrasser, de s’embrasser à perdre haleine, de s’embrasser toujours, de s’embrasser encore… Ah ! ils ne pensaient pas à l’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, et pas de Paris, je vous assure… Les heureuses gens !… Et comme je les enviais… non de s’embrasser… mais de se taire !… Je m’attachai désespérément au spectacle qu’ils me donnaient comme on s’attache à une image quelconque, aux fleurs d’un tapis, aux rais de lumière d’une persienne, à la promenade d’une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idée pénible, et qui revient, et qui s’obstine…

Elle était presque trop blonde, presque trop rose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsain qu’ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s’enroulait à un joli gars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol… Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonnerie silencieuse, eux ne faisaient que s’enlacer, s’enlaçaient si bien qu’ils semblaient tourner, tourner… Hors des longs gants de Suède, retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies, sensuelles, mais d’une sensualité un peu grossière, ces menottes, où jouaient les feux d’un rubis, se crispaient, pour ajouter encore au goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, la nuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains, aussi, s’égaraient sous les jupons, comme au bord d’une kermesse de Rubens. Et cela n’était pas très impudique, à force de franchise, de naïveté et de maladresse…

Personne, d’ailleurs, ne prenait garde au couple énamouré,