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Une Exploration Polaire aux Ruines de Paris

fuyant le froid, venaient se tasser en brochettes criardes et grelottantes sur les corniches. Ce fut la nourriture de ces jours d’inaction et de disette, jusqu’à ce que le bruit, répété par l’écho, des coups de feu qui faisaient des trouées dans leurs rangs, les eussent effrayés et chassés.

Alors, les hommes connurent la faim. Il fallait aviser, au risque de la vie. Malgré la tempête persistante, ils sortirent. En s’aplatissant contre le sol lorsque la bourrasque se faisait plus violente, en courant d’abri en abri, ils descendirent dans la grande plaine vide où avait été le jardin du Luxembourg. Là, l’étendue était presque lisse, aucune construction n’ayant semé la terre de ses débris. En ce lieu, d’ordinaire, s’ébattaient les troupeaux de rennes et souvent les chasseurs y avaient surpris ces pauvres animaux mordant l’écorce des bouleaux pour tromper leur hivernale famine. Ils espérèrent, contre toute logique, faire pareille rencontre. Tulléar rampait sur ses genoux et sur ses mains, guettant les traces révélatrices du gibier. Mais la neige était vierge et morne. Assurément, toute âme vivante avait fui vers le sud le redoublement de l’hiver. Paris était déserté de sa faune. Les oiseaux mêmes étaient partis. La mort régnait.


Lancés à la poursuite d’un troupeau de Rennes, les chasseurs arrivèrent auprès d’un chaos de ruines enfouies sous une blanche carapace : ils reconnurent l’Opéra. — Composition de Lanos.

Les trois amis atteignirent l’unique tour de Saint-Sulpice, semblable à un grand fantôme incliné, à travers la gaze de la neige tournoyante. Comme, à ce moment, l’ouragan faisait rage, ils se serrèrent le long du mur de la tour en se regardant avec des yeux excavés et brillants ; les naufragés de la Méduse durent avoir de ces regards-là. Il y avait deux jours qu’ils en étaient réduits à ronger le cuir de leurs fourrures. La tour, sous le vent, avait des oscillations, des frémissements sinistres. Que leur faisait le danger puisqu’ils allaient mourir ? Sans doute ils avaient pensé à fuir, sur les ailes de l’aéronef, ce morne empire du froid et de la faim. Mais comment auraient-ils mis ce projet à exécution ? Déjà ils n’avaient plus la force de déblayer les abords du Panthéon et de tirer la machine au dehors. Encore n’eussent-ils peut-être pas osé affronter la tempête.

« Qu’importe ? disait courageusement Fandriana, nous avons vu Paris ! »

Et Tulléar, qui avait repris ses manières bougonnes, répondait en haussant les épaules :

« Ah ! oui ! la belle histoire à raconter aux gens de l’autre monde ! »

Atanibé, lui, ne disait rien, les gencives douloureuses et saignantes, déchaussées par le scorbut.