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Lectures pour Tous

Mais l’étreinte mortelle se relâcha, tandis que le grand cadavre roulait dans la neige.

Le bruit de la courte lutte avait réveillé Tulléar, qui bondit. Atanibé se relevait péniblement.

« Sauvé ! » souffla-t-il d’une voix éteinte.

Mais Tulléar, le doigt étendu, répondit par un cri rauque. À quelques pas, les narines en l’air, un second ours accourait en grondant.

Les deux fusils partirent au hasard, sans toucher le monstre, dont cette manifestation belliqueuse parut augmenter la colère. Tulléar et Atanibé fuyaient, escaladaient les pierres mouvantes, faisant à chaque pas des chutes périlleuses. Ils culbutèrent ensemble dans une sorte de tranchée, entraînant avec eux une avalanche de neige. Au fond de l’excavation, un couloir béait, par une ouverture étroite ; tous deux, étourdis encore de leur chute, s’y précipitèrent ; avec les blocs lisses qui chancelaient sous leurs mains, ils se mirent à élever une barricade. Murés dans leur terrier, ils sentirent le courage leur revenir.

L’ours grogna et souffla au dehors, tenta d’écarter les pierres. Les coups de fusil le tenaient en respect. Il demeura longtemps en sentinelle. Puis le silence se fit.

Dans l’obscur caveau, la nuit se passa à entendre goutte à goutte l’eau tomber des voûtes. Ils n’osaient bouger. Pourtant, le matin, par les joints de ces pierres onctueuses et polies qui leur avaient servi à se retrancher, un pinceau de lumière pénétra dans l’antre. Le jour apportait avec lui une telle impression de sécurité qu’on se risqua à déblayer l’ouverture. Au dehors retentissait une clameur de trompe : c’était le signal convenu avec Fandriana pour les cas fréquents où quelqu’un des explorateurs se perdait dans l’immensité de la ville. Atanibé et Tulléar y répondirent en mêlant leurs voix, et bientôt Fandriana les étreignit dans ses bras. Lui aussi avait passé la nuit dans une angoisse mortelle. Mais, tandis qu’il écoutait le terrifiant récit de ses compagnons, son regard se porta sur la caverne qui leur avait servi de refuge et il hurla d’enthousiasme. Tulléar et Atanibé se retournèrent.

Par l’ouverture déblayée, un soleil pâle éclatait tout à plein un long couloir voûté et habité de formes blanches. C’était comme un de ces palais d’Orient qui, dans les contes, surgissent au coup de baguette des fées, mais un palais aux murs décrépits, couverts de traces d’eau et de rouille, une voûte où les pierres s’effritaient. Tout au long de la galerie, à droite et à gauche, des femmes de marbre, d’un geste puéril et divin, agrafaient sur leur épaule la draperie légère de leur chlamyde, ou bien se dressaient dans leur chaste nudité. Toutes semblaient des sœurs, avec le même nez droit, la même bouche sinueuse et bienveillante, les mêmes yeux sans regard. Quelques-unes avaient été brisées et leurs membres épars gisaient. Les hommes s’aperçurent qu’ils s’étaient barricadés avec des morceaux de marbre, avec les débris des figures que des siècles d’art avaient accumulées en ce lieu pour exalter chez les humains le sentiment de l’immortelle Beauté.

Et, tout au fond, seul, comme dans une chapelle, surgissait un grand corps blanc, sans bras… C’était une femme, plus belle et plus majestueuse que les autres, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, le suprême effort de l’homme vers l’Idéal. Le temps avait détaché le marbre par écailles et l’avait comme doré d’une chaude patine. La draperie que laissaient choir les reins de la déesse était rongée et salie, mais le torse mutilé s’érigeait encore dans sa gloire, diadémé d’une tête merveilleuse. Ce n’était qu’un débris ; pour tant, toute la beauté féminine était là, divinisée, sublime !

Le temps qui mine tout n’avait pas osé le sacrilège, et Vénus de Milo, debout, assistait impassible à la ruine du Louvre, à la ruine de Paris, à la ruine du monde.


UN HIVERNAGE AUTOUR DU PANTHÉON

La violence du froid s’accrut. Des tempêtes de neige descendaient en tourbillonnant des hauteurs de Montmartre, ensevelissaient la ville funèbre sous un linceul plus épais. Un vent aigu souffla du nord, achevant la chute de pans de murailles, dont on entendait au loin l’écroulement sourd. Un brouillard solide, fait d’ouate épaisse, continuellement agité de rafales, coupait les respirations, emplissait les bouches, se suspendait en stalactites aux poils des fourrures. Les explorateurs, menacés d’ensevelissement à chaque fois qu’ils s’aventuraient au dehors, incapables, du reste, de se conduire dans cette blancheur plus aveuglante que l’obscurité des nuits sans étoiles, obligés à se défendre, en s’agrippant aux aspérités, contre la tempête qui les eût emportés comme des fétus vivants, se résignèrent à rester tapis dans le roof de la machine volante, sous la coupole du Panthéon. Même là, le vent les poursuivait, glacé, entrant par les brèches de la voûte, par les fenêtres sans vitres, poussant la neige à l’assaut. Aux lueurs du foyer électrique, constamment allumé, ils voyaient le vieil édifice tomber pierre à pierre. Autour du transept, les statues informes prenaient l’aspect de bonshommes de neige. Des oiseaux blancs,