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Lectures pour Tous

Cœur et du Panthéon qui semblent les gardiennes d’un sépulcre. Que de ruines, grand Dieu ! Comment s’y reconnaître ? Et cette tour si terriblement penchante, avez-vous idée de ce qu’elle peut être ?

— Ce serait, dit Fandriana, la place d’une église appelée, je crois, Saint-Sulpice. Mais la tradition a conservé le souvenir de deux tours et je n’en vois qu’une.

— Oh ! dit Atanibé, le danger imminent que court celle-ci ne laisse aucun doute sur le sort qu’a subi sa jumelle… »

Les hommes se turent. Dans leur imagination, exaltée par l’enthousiasme, Paris se reconstruisait.


UNE CHASSE À L’OURS SUR LES BORDS DE LA SEINE

Les chercheurs d’aventures s’établirent pour des mois dans la cité morte. L’aéronef avait trouvé un abri dans le monument dédié aux Grands Hommes. Là, Fandriana eut l’émotion de déchiffrer sur un tombeau, à travers des stalactites, le nom effacé à demi de Victor Hugo. Ils allaient de découvertes en découvertes, parvenant, après maints travaux, à mettre des noms sur les ruines énigmatiques. Fandriana, les provisions s’épuisant, eut l’idée de guetter dans les crevasses du fleuve le museau moustachu des phoques et réussit à en harponner quelques-uns. Ces animaux hantaient particulièrement une sorte de lagune creusée par l’effondrement des terres, sur la rive droite, et Fandriana avait adopté l’usage de les chasser en cet endroit, d’autant que ce vaste bassin, que ses documents ne mentionnaient point, excitait sa curiosité.

« Ah ! disait-il, si je pouvais y faire des sondages, si j’y trouvais quelque grande pierre sculptée en forme d’obélisque, ma conviction serait faite, et j’appellerais cette mare la place de la Concorde ! Tout semble m’indiquer que je suis sur la piste.

— Eh bien ! disait Atanibé, montrant à l’est, au delà d’une vaste étendue de bouleaux rabougris, un grand amas de débris, et ce tumulus énorme, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas. C’est peut-être, après tout, un palais ou un musée. Les auteurs donnent au Louvre cette double appellation. »

Tulléar et Atanibé, plus ardents aux exercices physiques, chassaient le renne, fort abondant dans la région parisienne, et suivaient la piste fourchue des ruminants dont les sabots craquaient par les voies désertes. Ils les tuaient avec leurs fusils dernier modèle, à dégagement de force radio-active. Ou bien, à la manière des ancêtres, ils faisaient des battues, devançaient par des raccourcis le galop de la harde, cernaient les animaux dans le cul-de-sac des impasses, les faisaient tomber dans des excavations profondes où ils les massacraient à l’aise. Une de leurs aventures de chasse mérite la narration.

Ils poursuivaient, depuis le matin, une troupe de rennes dont la sagacité échappait à toutes leurs ruses. À la suite du gibier, ils avaient escaladé les pentes de Montmartre. Les bêtes agiles les conduisirent de là jusqu’au Père-Lachaise, hérissé d’embûches et de pierres rongées ; puis elles prirent un galop fou, par la ligne des anciens boulevards, jusqu’au lieu insigne où ne subsistait plus de l’Opéra qu’un amas de calcaires marmoréens. La harde dévala enfin vers le fleuve.

Là, le chaos était inextricable. Ce que Fandriana supposait être le Louvre encombrait la rive d’une fantastique ruine creusée de trous, bousculée comme les vagues d’un océan figé. Quand Atanibé et Tulléar y parvinrent, éreintés, les jambes rentrées dans le corps, les rennes avaient disparu.

Les deux hommes s’assirent, leurs souffles précipités se répondant. Des mouches imaginaires dansaient devant leurs yeux. Bientôt une profonde torpeur les envahit et ils se laissaient aller, les paupières fermées, au redoutable sommeil des neiges. Une ouate épaisse couvrait déjà leurs corps allongés côte à côte.

Soudain Atanibé ouvrit les yeux, sentant une haleine chaude sur son visage. Il eut peine à ne pas pousser un cri. Le terrible museau d’un ours blanc l’effleurait presque. L’animal poussait de petits grognements sourds et le palpait, sans fureur, avec des précautions enfantines. Crier, appeler son compagnon à l’aide, il n’y fallait pas songer, sous peine de mort. Le soir était tombé ; à un jour terne allait succéder une obscurité presque complète. Atanibé comprit le secours que lui offrait la nuit : ses mouvements prudents ne seraient pas aperçus par l’ours. Il tâta doucement le couteau pendu à sa ceinture et le tira de sa gaine. C’était l’heure des résolutions promptes. En un clin d’œil, il revit toute son enfance, le soleil clair de Madagascar, les mers bleues et chaudes, les palmiers ondulant aux brises, la vie facile et joyeuse… On devinait le mouvement des côtes de l’ours sous la fourrure blanche. Atanibé hésita : « Si je le manque, pensa-t-il, c’est fini ». Mais pouvait-il demeurer en une telle angoisse ? Brusquement, son bras se détendit.

Un hurlement lugubre… La bête gigantesque s’était dressée sur ses pattes de derrière, la lame enfoncée en plein cœur, le ventre rouge, et elle s’abattit sur l’homme, le serrant à l’étouffer entre ses bras musculeux.