Vue panoramique de La Mecque : au centre de la ville et à son endroit le plus bas se trouve la Grande Mosquée.
gênant la manœuvre, bousculés, bousculant, étalant
des plaies. Ce sont des Maugrébins en burnous blancs
ou roses, des Touareg barbares et voilés de noir, des
Tunisiens coiffés du tarbouch, en gandourahs
somptueuses et multicolores, des fellahs d’Égypte en
guenilles, des fonctionnaires turcs, des nègres du
Soudan et du Bornou, colossaux, parant leur corps
de bronze de colliers d’or et de graines rouges.
Mélange de races fraternelles où l’on voit le cheikh
opulent partager son dessert de dattes et son épais
café avec le pouilleux ramassé aux portes des mosquées.
Ces foules disparates, s’acheminant vers la ville sainte, dépouillent les caractères distinctifs des tribus et des nationalités, et c’est d’une multitude toute uniformément blanche que regorge la Mecque. Blanche, sauf quelques taches pourtant, fort inusitées en ce lieu. Un événement en effet, qui cause quelque sensation, c’est que, pour la première fois, des touristes anglais, jeunes misses élégantes, gentlemen compassés, ont osé se mêler aux pèlerinages. Les temps ont marché depuis que l’Anglais Burton, le Suisse Burckhardt, le Français Gervais-Courtellemont contentaient leur curiosité au péril de leur vie, en se cachant sous les vêtements arabes. On croit pouvoir se fier aux Musulmans modernisés, et à la police turque. Les dépêches des journaux commentent cette audace. On redoute une explosion, toujours possible, du fanatisme, parmi cette foule indisciplinée.
27 juin. — Un malheur qu’on devait prévoir et qui peut avoir les plus terribles conséquences est arrivé hier soir, vers huit heures, au moment précis où les muezzins, tournant autour du balcon des minarets de la Sainte Mosquée, appelaient d’une voix aiguë les fidèles à l’oraison. À la faveur de l’ombre et du recueillement général, tandis que l’immense troupeau des pèlerins se prosternait, les fronts contre terre, un touriste anglais, désirant sans doute s’approprier une relique précieuse et rare, a tenté de couper un morceau du drap noir de la Caaba. Surpris, il a été aussitôt appréhendé par la police, mais le bruit du sacrilège s’étant répandu parmi les pèlerins, l’imprudent et indélicat étranger a été aussitôt arraché des mains des soldats, piétiné, lardé de coups de couteau. On le voyait tantôt plonger dans le flot vivant, tantôt élevé, loque informe et sanglante, sur les épaules de vigoureux Soudanais. Le corps, passé de mains en mains, est allé s’écraser contre une des colonnes du portique, parmi les cris de mort. Ce meurtre a été le signal d’un égorgement général des étrangers. La nuit s’est passée en poursuites et en tueries. Dans les rues sombres, les ouvertures des moucharabiehs braquaient des fusils sur les fuyards. Le vali, représentant le sultan, et le grand chériff ont fait des efforts méritoires pour rétablir l’ordre. Des troupes turques à cheval ont chargé dans des masses profondes d’énergumènes bronzés, noirs ou jaunes, qui se pendaient aux brides, éventraient les chevaux et injuriaient les cavaliers. On a réussi à sauver un groupe d’étrangers qui s’étaient joints pour se défendre ou mourir ensemble. On les a conduits aux prisons, seuls refuges possibles contre la fureur populaire. Les malheureux ne comprennent pas que cette incarcération a pour but de les protéger et plusieurs sont morts de frayeur entre les murs suintants des geôles.
28 juin. — Il semble que le calme soit revenu. On
a enlevé les cadavres, lavé le sang. La ville sainte
sommeille sous la chaleur tropicale. Le commerce
des bazars et des marchés est en pleine activité ;
on vend des lanternes égyptiennes, des parfums
et des tapis persans, de belles armes et des parures
de perles, et des pèlerins se reposent en fumant le
chibouck ou le narghilé devant de minuscules tasses
de café ; pourtant il semble qu’ils accomplissent les
rites plus nerveusement. Au surplus, il court encore
d’inquiétantes rumeurs. Le vali a envoyé un message
au sultan pour demander des ordres précis. Au prix
de mille angoisses, des Anglais déguisés ont pu traverser
le camp des Hadjis, gagner la côte et porter la
nouvelle au consulat de leur nation. À Londres, le
Foreign-Office, conscient du danger que courent
l’Angleterre et le monde, engage une conversation
avec Constantinople, demandant la dissolution du
pèlerinage et l’élargissement des Anglais prisonniers.
Le sultan, pris entre ces trop justes réclamations et
Des montagnes escarpées et arides environnent de toute part la cité sainte de l’Islam. (Photos Gervais-Courtellemont.)