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Les Merveilles de l’Île Mystérieuse

Nous contournions la montagne et, tout à coup, apparut la chose la plus colossale que j’eusse jamais vue. De ce côté la mer battait le flanc du volcan. Sur le rivage, deux pylônes cyclopéens portaient un moyeu d’acier de vingt pieds de diamètre, sur lequel pouvait tourner un énorme levier angulaire. Ce levier, dont la charpente rappelait par sa forme notre Tour Eiffel, était composé de poutres d’acier réunies par des chevrons et des entretoises. Sa petite branche, relativement assez courte, était boulonnée par son extrémité à un grand radeau flottant sur la mer, un radeau dix fois plus vaste que le plus monstrueux steamer et chargé lourdement. La grande branche, longue de plus de deux cents mètres, portait une benne pouvant contenir environ trois cents tonnes d’eau.

« Vous voyez, nous dit l’homme, le flux, en soulevant le radeau, élève la petite branche du levier et, par conséquent, abaisse jusqu’au niveau de l’eau l’extrémité de la grande. La benne se remplit. Puis le reflux fait descendre le radeau, opérant une traction sur la petite branche, tandis que le grand bras s’élève peu à peu jusqu’à la hauteur du cratère où la benne déverse sa charge d’eau. Il faut six heures pour la montée, six heures pour la descente, et je ne vous apprends pas qu’il y a deux marées par vingt-quatre heures. Pendant ce laps de temps, six cents tonnes d’eau environ sont donc montées jusqu’à la chaudière. Il a fallu un labeur énorme pour établir cette machine, mais désormais elle travaille seule, indéfiniment, sans qu’on ait à s’en soucier. »

… Nous suivions, à la tombée du jour, la pente pleine de murmures qui conduisait à la ville, parmi les odeurs d’encens des bois d’oliviers. Quelques étincelles, dans les coins d’ombre, témoignaient que les lucioles allaient ouvrir leur bal et se pendre en festons aux branches. Au loin, les terrasses-citernes de la ville luisaient clair comme de petites mares. Le capitaine réfléchissait aux visions de la journée.

« Ne trouvez-vous pas, disait-il, que les habitants de cette île abusent de la bénignité de la nature ? Si pourtant elle se vengeait ? »

Mais comment l’eût-elle pu faire, jugulée qu’elle était, et si bien asservie qu’on ne voyait point par où elle pourrait livrer passage à une fureur pourtant légitime ?

COUVÉS AU FEU DE LA DISCUSSION.

Lorsqu’on vit dans un milieu actif, il arrive qu’on ait honte de son inaction. J’en étais là. Je rougissais d’être inutile à cette colonie de fourmis laborieuses. Pourtant, que pouvais-je faire ? Mes études, toutes théoriques, ne m’avaient nullement préparé à un labeur précis. Je n’avais ni l’esprit inventif de ces hommes choisis, ni la force musculaire ou l’habileté manuelle nécessaire à qui eût voulu leur servir d’aide. Tout au plus pouvais-je être leur historien, si je revenais jamais en Europe, office qu’ils tenaient sans doute pour peu de chose, puisqu’ils cachaient systématiquement au monde leur vie et leurs travaux.

« Il n’y a point d’homme inutile, me dit M. Delair, auquel je m’ouvris de mon embarras. Le tout est de connaître et de mettre à profit votre talent particulier. Que savez-vous faire ?

— Mon Dieu ! si ce n’est bavarder, je ne vois point…

— Arrêtez ! Savoir bavarder, c’est quelque chose. Nous avons ici des assemblées de philosophes qui ne font rien autre, de l’aube au soir. Mêlez-vous à eux, et la colonie vous en sera reconnaissante.

— Eh quoi ! Importe-t-il à la colonie que je sache discuter sur le mécanisme de la pensée ou sur la valeur comparée des différents systèmes ?

— Assurément. Nous tirons parti de tout. »

L’assemblée permanente des philosophes tenait ses assises au centre de la ville, dans un grand hall fermé. Les éclats de voix, tout le long du jour, en perçaient les murailles. Quand j’y entrai, il s’y faisait un tumulte indescriptible. Plusieurs orateurs parlaient à la fois, en gesticulant, sans prendre le temps d’éponger la sueur qui coulait de leurs tempes. Chaque parti semblait en colère au point d’en venir aux mains avec l’adversaire.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je vis les combattants se rasseoir soudain, calmés ; des adversaires, tout à l’heure irréductibles, se serraient la main avec effusion en se félicitant réciproquement de la force de leurs arguments et de leur habileté oratoire ! Comme on voyait mon étonnement :

« La philosophie est une joute de beaux esprits, quelque chose comme une escrime, me dit-on. On se pique au jeu, on s’échauffe, mais tout finit gentiment, ainsi que dans la bonne société.

— Mais, observai-je, je vous pensais d’esprit plus pratique. À quoi tendent ces puériles polémiques ? »

On me poussa, par des couloirs, dans l’intérieur d’une sorte de ruche, dont chacune des mille alvéoles contenait un œuf de poule ou de cane. Çà et là, quelques poussins avaient déjà percé leur coque et, s’échappant