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Lectures pour Tous

abandonné la cheminée centrale. Celle-ci, on l’avait bouchée et cimentée : le cratère principal était devenu une gigantesque marmite que la flamme léchait par-dessous, et que l’eau emplissait. Une cloche métallique énorme couvrait le tout, pouvait à volonté s’ouvrir par de grands volets, ou fermer hermétiquement la chaudière au moyen de vis de pression. L’ébullition continue de la colossale masse d’eau fournissait la vapeur et aux pompes souterraines et aux forges situées en contrebas. On entendait tout le jour les marteaux-pilons battre le fer sur les enclumes dans les ateliers qui cerclaient la base du volcan.

C’était au volcan qu’on empruntait les métaux, en même temps que l’énergie pour les forges. On séparait le fer et le cuivre en fusion par une sorte de tamisage, des épurations successives, des ruisseaux enflammés qui coulaient de toutes parts ; on les faisait refroidir dans des moules réfractaires ; après quoi, la forge les prenait, les martelait, leur donnait les formes utiles.

Je fis avec le capitaine l’excursion des forges. Nous partîmes dès l’aube, une aube lumineuse et limpide. Après deux heures de marche parmi les olivettes de plantation récente qui s’accommodaient du sol rocailleux et couvraient les pentes de leurs petits bouquets de folioles grises, nous commençâmes à entendre le grand bruit des marteaux. Je ne pouvais m’empêcher de remuer la cendre de mes souvenirs classiques. Je revivais le voyage d’Ulysse et les grands récits mythologiques. L’antre d’Éole était là, tout près, sous terre, avec les urnes où dorment les vents, Zéphire et Borée, Eurus et Notus ; et maintenant nous allions voir les Cyclopes !

Devant nous, montait dans le ciel le volcan chapeauté d’un dôme d’airain, sur lequel des soupapes s’ouvraient de temps à autre pour laisser fuir un mince jet de vapeur. À partir d’une certaine hauteur, la montagne était âpre et nue, d’aspect tourmenté, avec des coulées de cendres anciennes. Elle semblait nager dans les brouillards que formaient les fumées à sa base. Des tunnels la perçaient de part en part, par où dévalait le torrent des laves rouges. Des hommes noirs, nus jusqu’à la ceinture, précipitaient les richesses métalliques de ces torrents, les séparaient des scories, faisaient se figer la matière brillante dans d’immenses creusets. On la roulait sur des chariots dans des fours dont le vent, amené par des conduits, activait la flamme.

La forge proprement dite emplissait de ses meules et de ses pilons, de ses enclumes, de vastes grottes voûtées, pleines de fracas. Le métal incandescent était posé sur des tables d’airain. Un grand sifflement passait et de la voûte s’abattait rythmiquement une masse de fer de plusieurs tonnes qui faisait voler des gerbes d’étincelles, pétrissait la matière comme une pâte molle, la formait en roues massives, en longs rubans… L’objet manufacturé noircissait lentement à l’air et tombait dans des bassins d’eau froide avec un frémissement irrité.

Dans un colosse barbu, nonchalamment appuyé sur une enclume, je crus reconnaître Vulcain lui-même, le roi du fer.

Nous restâmes de longues heures à nous griser de bruits, à admirer l’œuvre de l’homme, le spectacle grandiose et terrible du feu.

LES MARÉES MONTENT L’EAU À TOUS LES ÉTAGES.

J’osai m’adresser au dieu de cet enfer, à l’homme qui ressemblait à Vulcain.

« Voilà une chaudière, dis-je en montrant le cratère fermé, qui doit vaporiser d’énormes quantités d’eau ?

— Nous en dépensons, en effet, plus de six cents tonnes par jour.

— Est-il possible ? Mais alors les pluies du ciel ne suffisent pas à compenser la perte. D’où vient donc l’eau ?

— On la monte, dit l’homme flegmatiquement.

— Tous les jours, vous montez six cents tonnes d’eau et plus à cette hauteur ?

— Non pas nous. C’est la marée qui sert à cela. Vous ne vous doutiez pas que nous pussions aussi utiliser les marées ?

— Mais la différence de niveau de la pleine mer à la mer basse est de six ou sept mètres. Comment l’eau peut-elle monter à la hauteur du cratère ? Le volcan a bien deux cents mètres de haut. »

L’homme sourit.

« Imaginez, dit-il, un levier coudé à angle droit et suffisamment rigide, dont la grande branche ait deux cents mètres. Abaissez la petite branche jusqu’à la rendre horizontale ; la grande, en décrivant dans l’air un arc d’un rayon égal à sa longueur, ira prendre la position verticale et portera à une hauteur de deux cents mètres, le fardeau dont vous aurez chargé son extrémité. Et cependant vous n’aurez fait faire qu’un très court trajet à la petite branche ! Voilà le principe. Vous allez en voir l’exécution. Naturellement, il faut appliquer à la petite branche une force colossale, un poids supérieur à celui de la grande branche et de ce qu’elle porte, un poids qui puisse pourtant varier pour permettre l’abaissement de la grande branche après son élévation. C’est ici que les différences de niveau de l’Océan, aux heures différentes du jour, entrent en jeu. »