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Lectures pour Tous

CE QU’ON FAIT AVEC L’AIR COMPRIMÉ.

Je recevais de fréquentes visites de notre sauveteur, l’honorable M. Esprit Delair, un homme considérable à qui, justement, le département des Vents était confié. Ce n’était point une sinécure, ainsi que je m’en assurai, à ma première sortie, en inspectant son laboratoire. Le digne monsieur vivait au milieu d’instruments de précision qu’il avait lui-même fabriqués, des anémomètres, des hygromètres, des manomètres reliés aux réservoirs souterrains. À chaque heure du jour, il devait noter l’état des courants atmosphériques, prévoir les sautes de vent et les bourrasques. C’est encore lui qui, d’après les réserves disponibles, réglait la consommation d’air comprimé dans la colonie. Averti le premier, par ses appareils, des tornades lointaines, il téléphonait aux ouvriers du Feu d’ouvrir les cloisons des antres, de déboucher les couloirs d’aspiration, de faire la manœuvre des pistons ; et, pressant un bouton électrique, il levait les trappes pour capter la tempête.

Pendant mon séjour, l’envie s’attaqua souvent à ce grand homme : on l’accusait de détournements, de dépenser follement le vent pour son usage personnel, tandis qu’il le distribuait aux colons avec parcimonie. À la vérité, M. Esprit Delair n’était pas parfait : il était fou de musique. C’est un secret qu’il nous confia, au capitaine et à moi, quand nous fûmes entrés dans son intimité, et nous le gardâmes fidèlement, par gratitude. Souvent, quand nous étions réunis dans son cabinet vitré dominant la mer, devant des tasses pleines d’une odorante infusion, il ouvrait mystérieusement un robinet soustrait au compteur et, pendant des heures, nous écoutions l’air passer à travers les mille tuyaux d’un orgue éolien, ingénieusement disposé par le savant et qui jouait automatiquement, si on ne l’arrêtait, tout l’œuvre de Wagner.

M. Delair avait aussi la charge de défendre l’île contre la curiosité des étrangers qui eussent pu attenter à l’indépendance de ses habitants. Les jours où quelque navire était en vue, on ne pensait plus à faire des économies de vent. Au contraire, on ouvrait toutes les écluses, on vidait à la fois tous les magasins d’air. Le navire, assailli par la formidable bourrasque échappée aux flancs de la terre, prenait une autre direction et laissait inviolé le secret qu’on tenait à cacher au monde.

L’ÉCLAIRAGE ÉLECTRIQUE PAR LES NUAGES.

« Je suppose, dis-je un jour à notre ami, que c’est aussi avec des moulins à air que vous obtenez la force électrique qui nous éclaire ? »

On était au crépuscule. La température étant accablante, nous buvions des boissons fraîches sur une terrasse dominant la ville et la mer.

« On le pourrait sans doute, répondit orgueilleusement M. Esprit Delair ; on peut tout faire avec le vent. Mais si nous devions lui emprunter toute l’énergie dont nous avons besoin, il n’y suffirait peut-être pas. Vous avez vu la marée tisser nos vêtements sous la surveillance de mon éminent ami, M. Élisée Reflux. Le ministère de la Foudre est confié à un physicien allemand, M. Pilsech, qui se charge d’emprunter l’électricité aux nuages. Dans cette région où le temps est constamment orageux, où le tonnerre gronde tous les soirs au coucher du soleil, on devait y penser. Et tenez, ajouta mon interlocuteur, voici les nuages qui s’amassent et M. Pilsech est à son poste. »

De sourds grondements annonçaient l’orage vespéral. L’index de M. Delair me montrait une nuée de cerfs-volants qui s’envolaient de tous les coins de la ville jusqu’à obscurcir le ciel.

« Nous n’avons pas eu besoin de beaucoup perfectionner l’expérience de Franklin », murmura M. Esprit Delair.

— Ces jouets…

— Sont recouverts de minces feuilles d’étain et le fil qui les retient prisonniers est imbibé d’eau acidulée. Ils recueillent toutes les décharges de l’atmosphère. Ce sont de vulgaires paratonnerres, mais avec cette différence qu’au lieu de conduire au sol et de perdre ainsi l’électricité des nuées, ils se relient à d’immenses batteries d’accumulateurs où cette force est mise en réserve. Et puis, ce n’est pas tout, nous faisons aussi de l’électricité avec de la vapeur.

— De la vapeur ? »

M. Esprit Delair se tourna vers le centre de l’île et indiqua le volcan, délicieusement coloré en rose par les feux du couchant, tandis que ses assises se poudraient déjà d’un bleu de nuit.

« Voilà notre chaudière », dit-il.

VISITE AUX FORGES DU VOLCAN.

Le volcan était la grande merveille de l’île, si pleine de merveilles ! Jamais hommes n’avaient possédé un si formidable esclave, et si dévoué à leurs ordres. Nul panache ne paraissait à son sommet ; on l’eût dit éteint. Il n’en était rien. D’audacieux ingénieurs avaient fait dériver ses flammes dans des canalisations qui s’ouvraient au pied de la montagne par de multiples cratères, et le feu, s’échappant par ces issues nouvelles, avait