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Les Merveilles de l’Île Mystérieuse

« Voilà ce que fait la mer », dit-il.

Nos regards plongeaient dans une longue galerie où le soleil se jouait sur des myriades de fils tendus, parmi des roues tournantes et le glissement des courroies de transmission. En cadence, les navettes, poussées par des mains invisibles, couraient comme un éclair à travers la chaîne. Les lourds battants se soulevaient, retombaient, serraient les fils et les enlaçaient ensemble. Des femmes, souriantes dans la lumière, enroulaient sans effort des pièces de l’étoffe miraculeuse, ici fine et transparente comme de la batiste, là chaude et pesante.

« Nous l’avons rendue docile et patiente, reprit notre compagnon, cette mer capricieuse qui a tué tant d’hommes et qui les secoue sur son dos comme une rétive monture !

— Mais, quand elle se fâche, pourtant ? insinua le capitaine.

— Les jours où elle est irritée, elle fait son ouvrage plus vite et avec plus de courage, voilà tout. Nous profitons de sa colère.

— Et la marée ? Quand les eaux sont basses, elles sont lointaines et mortes…

— Oui, le flot ne bat la jetée qu’environ neuf heures par jour. Mais vous, civilisés, ne lui accorderez-vous pas la journée de neuf heures ? »

UN TRAVAILLEUR INFATIGABLE : LE VENT.

Les premiers jours que je passai à l’île d’Outre, je dus prendre un repos forcé. Au début, j’avais cru que l’exaltation procurée par tant de nouveauté aurait eu raison de ma peine, mais la commotion avait été trop forte et mes blessures, douloureuses quoique insignifiantes, me retinrent au lit. De ma chambre, spacieuse et confortable, j’avais vue sur la ville. Les ingénieurs avaient tiré le meilleur parti des ressources de cette terre volcanique. Les maisons, bâties en lave, noires mais non pas tristes sous le soleil fulgurant du tropique, étaient de formes originales et harmonieuses. Les distances étant assez courtes, on ne voyait guère de véhicules, sauf les chars industriels mus par l’électricité ; et la population, peu dense, n’animait les rues que par son activité extraordinaire. Ce pays me parut particulier en ce qu’on y avait poussé très loin l’utilisation des forces naturelles qui sont, ailleurs, perdues.

C’est à peine si nous savons, en Europe, nous servir de cette énergie qui ne coûte rien, l’énergie du vent pour nos moulins, celle des chutes d’eaux de nos montagnes. Nous préférons en créer à grands frais, principalement par la combustion de la houille qui, dans l’île d’Outre, était inconnue. Il avait bien fallu aux exilés trouver des sources d’énergie active qu’ils n’eussent pas la peine de transformer. Le vent, la foudre, la pluie, l’océan, le feu même du volcan qui dominait l’île de son cratère géant, étaient devenus leurs auxiliaires habituels.

On ne saurait imaginer les multiples usages tirés du vent. J’avais assez rudement appris comment on pratiquait, si je puis ainsi dire, l’embouteillage des cyclones. Le feu terrestre avait creusé le sol de l’île d’une grande quantité de cavernes assez régulièrement arrondies et groupées comme les trous d’une éponge, chacune communiquant avec un vaste gouffre central au voisinage du volcan. Les hommes en avaient poli patiemment et longuement les parois. Les galeries, transformées en autant de gigantesques corps de pompes, avaient reçu de fantastiques pistons qui les parcouraient à frottement dur dans toute leur longueur. Les bras de ces pistons arrivaient, comme les rayons d’un soleil d’acier, dans la grande caverne du centre. Là l’inépuisable foyer volcanique fournissait la force nécessaire à les mouvoir, par l’interposition d’effrayants leviers, de volants de cent pieds de haut. Tout le sous-sol, peut-on dire, était devenu une énorme pompe aspirante et foulante. Un cyclone était-il annoncé, et cet événement était des plus fréquents, aussitôt les ouvriers du Feu, ouvrant les soupapes du volcan, mettaient en branle la machine. Avec un hurlement sinistre dont résonnaient les flancs de la montagne, les bielles colossales se mouvaient, les tuyaux d’échappement crachaient du feu, on levait les portes des antres béants sur la mer, et les pistons remontaient, buvant les tempêtes qui se précipitaient en mugissant dans le vide des cavernes, emplissant tout l’abîme souterrain de leurs ruées. L’île avait une provision d’air que la course inverse des pistons maintenait à une pression utilisable industriellement.

Cet air comprimé était distribué partout, par des canalisations semblables à celles dont nous usons pour le gaz d’éclairage. Il servait la meule des minoteries, le tour des potiers, le pressoir des foulons, que sais-je ? La nuit, un jet d’air balayait les poussières des rues mieux que le meilleur appareil mécanique employé par nos services de voirie. Au foyer domestique, l’air acceptait encore l’humble mission d’activer le feu, et, dans ma chambre même, tandis que je me remettais de mes fatigues, au milieu d’une chaleur tropicale, je pouvais, en tournant un robinet placé près de mon lit, m’inonder d’un courant frais et reposant.