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l’association médicale

sée, vidée de la plus grande partie de ses habitants. Cette génération n’est point encore celle qui franchira la muraille !

Mais un événement vint en coup de foudre ruiner cette trop fragile espérance. Un soir, Dofre sortit de la chapelle tout défait, tout bégayant.

— Mâlik assassiné, balbutia-t-il. Toute sa famille disparue… On se bat à Leucée…

Je n’en pus tirer autre chose et, d’abord, je ne compris point clairement quels malheurs cette phase de la révolution présageait à ses yeux. Le triomphe de la cause populaire avait déjà tellement ruiné l’importance du fantôme monarchique que l’on aurait pu croire indifférente la suppression d’un homme dont toute la puissance effective était d’avance annulée. Mâlik n’était plus qu’un nom, une superstition, le prince-soliveau qu’on n’avait dû épargner jusque-là que pour ménager une transition entre le passé et l’avenir. Il tombait tout uniment, parce qu’il n’avait plus sa place dans la Pinède renouvelée. Cette mort n’était, après tout, qu’un incident… Surtout après tant de morts.

Dofre, pourtant, abattu, désespéré, faisait peine à voir. Il ne dîna point et s’enferma sans mot dire. Ce mutisme m’inquiétait malgré moi. J’essayai, le lendemain matin, de l’en faire sortir.

— Eh ! bien, lui dis-je, je vous trouve tout à coup bien de l’humeur ! Vous vous félicitiez de tant de sang répandu, vous en réclamiez d’autre. Prétendiez-vous que celui de ce pauvre roi fût sacré ? Aviez-vous lié partie avec la dynastie du Sanglier ? Le massacre des rois est la norme des révolutions ; qui accepte tout le reste doit se résigner aussi à cela.

Dofre haussa les épaules.

— Montez à la tour, répondit-il d’une voix altérée, et portez vos regards sur l’armée de l’opposition.

J’obéis. Et ce que je vis sur l’esplanade me frappa de stupeur. Ce camp qui, la veille encore, était si vivant, paraissait déjà extrêmement réduit en étendue. L’armée fondait ; les travaux sur la rivière étaient abandonnés. Des files humaines s’éloignaient de toutes parts. Un souffle de découragement et de désertion avait passé. Il ne resterait bientôt plus que les irréductibles, une poignée d’hommes, les héros d’une cause perdue, les opiniâtres guérilleros promis à la défaite.

Mâlik… une superstition ? Oui, peut-être. Mais une superstition est une force. Ceux qui s’étaient rassemblés là, des Vieillards, des Mangeurs-de-Viande, des gens du peuple surtout et d’opinions diverses, la plupart alliés par le mécontentement, déçus par les rigueurs d’une révolution qu’ils avaient d’abord acclamée, n’avaient qu’un lien commun : la foi monarchique. L’espérance dans le principe traditionnel, et incontesté jusque-là par le peuple victorieux lui-même, les avait contenus dans leur résistance. Ils attendaient que Mâlik se mit à leur tête pour apaiser les troubles. Ils étaient le parti de la légitimité.

Oh ! bien certainement, les composants de cette multitude ne s’entendaient que sur ce point : le culte du roi. Pour tout le reste, ils différaient, car, pour les uns, le roi représentait l’ancien régime ; pour les autres la sage révolution qu’il avait acceptée, celle de l’embrassade générale. Mais le roi était mort. Les révolutions vont toujours plus loin qu’on ne pensait. Et le roi mort, plus rien ne retenait ensemble ceux qui étaient venus là, les anciens féodaux obstinés à la tâche impossible de relever les ruines et les hommes nouveaux qui tenaient à leurs conquêtes. On n’avait plus de raisons communes de lutter ; on s’écartait, on était vaincu d’avance, sans combat. Et le formidable événement précipitait les fuites : on prenait peur d’une révolution qui venait de tuer un roi. Elle serait impitoyable pour ses ennemis déclarés.

Ceux qui gouvernaient la Pinède avaient, en supprimant Mâlik et sa famille, accompli un acte de haute politique : ils avaient détruit un principe qui eût perpétuellement menacé leur puissance ; car ils n’étaient point sûrs de toujours garder leur royal captif et, même surveillée par eux, son existence conservait à la cause contre-révolutionnaire un semblant de droit. De ce jour, les temps nouveaux commençaient vraiment : il n’y avait plus de loi que populaire et les opposants devenaient des insurgés.

— Il faut que les idées aient fait du chemin en si peu de jours ! dis-je au Docteur.

— Un jour, dans la Pinède, contient plusieurs de nos mois, répondit-il lugubrement. Le mouvement y est si rapide que nous voyons incohérence et brusquerie dans ce qui s’écoule trop logiquement. Octroyez une liberté aux hommes, aussitôt ils les veulent toutes. On ne canalise pas le torrent, on ne compte pas avec les volcans. Tout est perdu, je le crains. Mâlik était un obstacle, ils l’ont brisé. Et l’abolition d’un principe remet en cause tous les autres. Un régicide impuni ébranle le trône des dieux.

Il se tut un instant et reprit :

— L’heure d’Arrou… Que ne l’avez-vous étranglé ?… Je le sens, derrière tout cela… Je sens lever sa semence de doute et d’incrédulité… Ah ! que n’ai-je la foudre… !

Cependant, dans les jours qui suivirent, un grand silence plana sur l’enclos. Un silence inusité, tombal. À croire que ce peuple était mort ou se cachait sous terre. Il ne nous venait plus de nouvelles. Par la porte de la chapelle que Dofre en attente entr’ouvrait tous les soirs, on ne voyait plus ramper dévotieusemènt sur les genoux l’un ou l’autre de ces petits êtres venus de