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l’association médicale

La Pinède confondait maintenant dans un même culte orthodoxe Celui qui-lance-la Flamme et Celui-à-la-barbe-blanche. Les Vieillards fraternisaient avec le peuple avec l’arrière-pensée informulée d’en diriger les destinées, car les religions ont de ces souplesses. Mâlik conservait cette sorte de grandeur impersonnelle qui reste attachée à une relique, à un drapeau. Un calme descendit sur l’enclos pacifié.

Nous ne nous en apercevions pas seulement aux rapports que Dofre recevait. Quelque chose d’indéfinissable habitait l’atmosphère et certains effluves moraux agissaient mystérieusement sur nos sens. Les pins, lourds d’été, accrochaient de l’allégresse à leurs ramilles. Des mains invisibles retraçaient les contours effacés des champs. L’activité lilliputienne, si longtemps confuse, s’ordonnait de nouveau et, bien que l’on n’entendit rien de précis, il semblait que toute la grande Pinède fût une chanson.

— Ma curiosité est impatiente, dis-je un matin au vieux maître. Que ne nous montrons-nous ensemble à ces foules heureuses qui nous acclameraient ?

Dofre m’enveloppa d’un regard d’orage.

— Et il vous plairait d’être acclamé, vaniteux que vous êtes ! s’écria-t-il violemment. Je vous interdis, entendez-vous, de franchir le seuil de l’enclos !

— Vous m’interdisez…

— Oui. Je commande encore ici. Quand je n’y serai plus, vous aurez la liberté de faire des sottises.

— En vérité, monsieur, vous me parlez sur un ton…

Je m’étais levé. Dofre s’apaisa.

— Vous n’entendez rien à la politique, jeune homme, dit-il. C’est un jeu délicat et tout de nuances. Rien n’est plus instable que la situation présente et vous gâteriez tout, en vous en mêlant.

— Me feriez-vous l’honneur d’être jaloux de moi ?

— Nullement. Mais j’ai peur de vos interventions impulsives et je vous demande, pour l’instant, de rester coi. Un dieu qui se montre à tout bout de champ se laisse trop mesurer ; on n’est jamais si puissant qu’invisible et muet. Dans nos rapports avec ceux qui nous vénèrent, agissons par suggestions, point par coups de théâtre. Et même, au point de vue de l’expérience scientifique, il est contraire à notre rôle d’attenter au naturel du phénomène et d’y introduire cette chose énorme au regard de lui : notre influence. Laissons les Petits Hommes ourdir leurs destins et nous les attribuer.

— Cette politique de non-intervention n’est point immuablement la vôtre ?

Dofre détourna les yeux.

— Peut-être, dit-il. Et je ne dis pas que si j’avais le moyen d’en finir brusquement avec une expérience dangereuse… Si j’avais à mon commandement quelque déluge…

— Vous détruiriez vos créatures ?

— Impitoyablement, plutôt que de les voir franchir ces murailles. Mais nous n’en sommes pas là et, sans s’en douter, les Nains eux-mêmes travaillent à retarder l’échéance.

— Vraiment ?

— Oui. La guerre a déjà tué des millions d’hommes et ce n’est pas fini.

— Comment ? Cette réconciliation, pourtant…

— Un répit de quelques jours, une rémission dans la fièvre. Vous ne voyez que les apparences des choses. Ceux qui se battaient conspirent. Dispersés, les Mangeurs-de-Viande échappés au massacre travaillent la société comme des ferments sournois. Leur cause va profiter de toutes les bévues, de toutes les indécisions, de tous les excès des vainqueurs. À leur tour opprimés, ils deviennent intéressants à leur tour. Demain, ils auront une armée. Demain le peuple lui même s’apercevra que sa liberté n’est point conforme à l’image qu’il s’en était faite et qu’au lieu de l’ancienne machine assez bien huilée, il s’est attelé à une organisation provisoire dont tous les rouages crient. On est allé