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l’association médicale

l’humain, rouages conscients et douloureux, antagonistes, dont les actions et les réactions délibérées créaient hors d’eux et contre eux la grande servitude des Normes à quoi ils prétendaient se soustraire.

C’était cela, l’émouvant, qu’on ne voyait pas du haut de la tour. Dofre qui n’y montait pas, qui restait à terre, au niveau du peuple de la Pinède, était différemment renseigné que moi. Il avait sa police particulière. À l’heure crépusculaire où je cuisinais le dîner, il gagnait solitairement la chapelle et y recevait les messages des Vieillards. Je n’aurais pas commis l’imprudence de l’y rejoindre. Le moindre hasard qui eût révélé ma présence près de lui eùt été désastreux. Dofre était le seul dieu officiel et je me résignais à lui laisser cet avantage. Il me faisait part, quand il voulait et de la façon qu’il voulait, de ce qu’il avait appris.

Messages tronqués et partiaux, d’ailleurs. Les Vieillards en tenaient pour le parti de l’ordre et considéraient la guerre exclusivement de leur point de vue, comme une révolte de brigands dont on aurait raison tôt ou tard. Pour l’essentiel, Màlik VII régnait toujours à Leucée et son autorité traditionnelle n’était contestée par aucun groupe belligérant. Le Prince était l’homme le moins informé de son royaume et ses conseillers, gens de caste, ne lui parlaient que de difficultés passagères.

Cependant les Mangeurs-de-Viande guerroyaient, couraient des hasards contradictoires, gagnaient des batailles, essuyaient des échecs sévères. Cela se traduisait en des communiqués fastidieux et maquillés où la solution finale n’apparaissait point. La politique habile des Vieillards s’efforçait de compenser les pertes en hommes par des intrigues qui entraînaient périodiquement la défection de bandes populaires, ramenées au loyalisme par l’espoir de manger ou par la crainte des châtiments. Les gens paisibles et indécis cherchaient la protection des armées blanches contre les effroyables exactions de la horde révoltée ; on les enrôlait de force dans les milices féodales, bien disciplinées, bien conduites. Et cela pouvait aller longtemps ainsi jusqu’à l’épuisement des forces de l’un et de l’autre camp.

— Ils s’usent entre eux, répétait Dofre. Nous ne saurions demander mieux.

Et il donnait aux Vieillards des conseils d’intransigeance et de férocité.

Mais un certain jour, le spectacle que je vis de mon observatoire me stupéfia. Je compris qu’une heure décisive était venue.

Ce que je vis… comment le dirai-je ? Une inondation sous les pins, comme d’un encrier renversé. Un îlot sombre roulant dans un murmure extraordinaire. Cela se répandait sur une petite plaine chauve en direction de la Ville ; cela s’y étalait en demi-lune. Était-ce le bruit du vent, ce murmure ? Du côté de Leucée, un ruisseau de lait allait à la rencontre du fleuve d’encre et, au contact, tous deux parurent bouillir.

Des hommes, tout cela ! deux foules… Jamais je n’aurais pensé que ce peuple fût si dense.

La chose noire et la chose blanche se joignirent sur une ligne ondulante et sinueuse. Et puis la chose blanche sembla manger la chose noire à son centre. L’encre refluait dans les sous-bois.

Mais, à l’altitude où j’étais, il ne venait de cela nulle impression de violence. Les changements de figure qu’opérait la lutte de ces deux teintes étaient aussi lents que l’étalement de liquides sur un papier. Seuls, les modulations du murmure et les frissons qui moiraient la surface des deux foules révélaient la bataille.

Les heures passèrent, l’une après l’une. J’avais tout oublié : l’écoulement du jour, l’attente affamée de Dofre qui devait se croire abandonné.

Il vint un moment où la tache de lait occupa seule la petite plaine chauve et je crus que c’était fini, qu’une fois de plus les Mangeurs de Viande avaient vaincu. Mais, insensiblement, du noir reparut aux marges de la clairière, sur les flancs de l’armée blanche. Le flot