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l’association médicale

seconde existence ? Pour agir, pour monter encore, je n’avais plus de mobile sentimental et je n’en trouvai point d’autres, étant sans besoins et misanthrope. Peut-être, si j’avais attendu, l’amour reprenant ses droits trop longtemps méconnus serait-il venu bousculer l’ordre un peu froid de mes études, renverser mon encrier et mettre assez de fantaisie dans ma vie pour lui donner un nouvel élan. Il n’en fut pas ainsi. Nous sommes tous des enfants tenus par la main et le sort nous mène où il veut Il me mena loin… Jusque chez le docteur Dofre ; pas au bout du monde, mais dans un autre monde.

Ai-je dit que j’avais surtout dirigé mon activité vers l’étude des Nains ? J’avais pensé me faire du Nanisme, anomalie assez mystérieuse, un domaine scientifique à moi, de même que la Tératologie est le fief incontesté d’Isidore Geoffroy Saint Hilaire. Et de fait, ma thèse fit assez de bruit. J’y produisais quelques idées nouvelles. Après avoir éliminé les Rachitiques, les Myxædémateux et les Achondroplasiques qui forment le plus gros contingent de l’armée des Nains et qui sont des Nains contrefaits et malades, je m’attachais à cette catégorie de petits hommes bien faits et parfaitement sains qui sont des adultes vus par le gros bout de la lorgnette. Ils sont rares, mais par cela même la cause qui arrêta leur développement est plus mal connue. L’histoire nous cite le célèbre Joseph Borulawski, gentilhomme polonais et la belle naine de Mlle d’Orléans « réduction parfaite de l’espèce humaine ». Je ne parle pas de la Légende, toute pleine du mouvement et des fantaisies de ces petits êtres agiles comme des singes et spirituels comme des diables. Quant à Pline qui nous décrit le peuple des Pygmées, c’eût été pour moi la moins sérieuse des autorités, si je n’avais eu moi-même la bonne fortune d’examiner et de mensurer des Nains véritables et de proportions charmantes. Dans ma thèse, j’établissais l’existence d’une unique force, si l’on peut ainsi parler, s’exerçant soit dès les débuts de la vie embryonnaire, alors que les éléments formateurs de l’être sont en jeu et produisant des monstruosités, soit plus tardivement lorsque la forme du fœtus est irrévocablement fixée et se traduisant par de simples arrêts de développement. Je présentais des nains que j’avais obtenus expérimentalement en modifiant la circulation placentaire de fœtus d’animaux.

Je ne sais si, depuis, on a poussé les travaux en ce sens et si par la marche régulière de la science, mon travail se trouve fort en arrière des idées actuellement reçues. Il parut alors audacieux. On m’écrivit, on me vint voir. Je fus l’un de ces personnages d’actualité que les journalistes assiègent jusqu’à ce qu’une renommée plus récente les fasse oublier comme un clou chasse l’autre. Comme je vivais solitaire et peu soucieux du bruit, dans un pelit appartement de la rue de la Clef, à proximité des Écoles, on ne parlait déjà plus de moi depuis des semaines, lorsqu’un soir, ma concierge me tendit une lettre dont l’écriture m’était inconnue.

« Un hasard, m’écrivait-on, — seul le hasard peut m’apporter des nouvelles du monde que j’ai fui — un hasard m’a appris vos travaux et vos succès. Même si vous n’étiez pas le fils de mon plus ancien ami, vous n’en seriez pas moins l’homme qu’il me faut. Si vous voulez recueillir le fruit des expériences de toute ma vie, hâtez-vous : je suis vieux. Je ne puis vous dire explicitement de quelles expériences il s’agit, car une lettre se perd. Qu’il vous suffise de savoir qu’elles sont analogues aux vôtres et qu’elles les complètent… »

Suivaient dans le même style bref et sans cordialité quelques phrases propres à me rendre curieux et à me mettre en confiance. Puis des renseignements nécessaires au voyage. Et c’était signé : Docteur Dofre.

Je cherchais à me rappeler ce nom et le personnage qu’il représentait, et peu à peu se précisait un portrait que j’avais vu autrefois dans la chambre de mon père, alors que j’étais tout enfant. Je revoyais un jeune homme au front haut, au nez aquilin descendant vers une bouche sans lèvres. L’œil était vif, petit et noir, le