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sons différentes. En tous cas, puisque l’on ne peut pas éluder ce conflit imminent des deux races sinon par l’oppression de l’une d’elles, j’admire que vous plaigniez justement celle qui n’est pas la vôtre.

L’argument me réduisit au silence. Il y avait une chose que je ne pouvais pas dire à Dofre, une angoisse secrète et inavouable. Lui qui considérait ses créatures comme de petits animaux, aurait-il pu comprendre qu’un mouvement de passion m’eût porté, un jour, vers l’une d’elles ? Ce que j’éprouvais désormais pour la petite nymphe de la fontaine n’était, certes, plus de l’amour ; le cœur ne s’obstine pas à la poursuite d’un leurre. Mais je ressentais pour celle dont je m’étais éloigné une tendresse infinie et son image m’était chère. Parce que dans ce petit univers un cœur battait pour moi, tous les habitants de la Pinède prenaient le visage et les traits de Vana. Était-elle morte ou vivait-elle ? souffrait-elle au milieu de cette famine et de cette orgie sanglante ? Mon ombre étendue sur elle la préservait-elle ou la désignait-elle au contraire à l’injure des hommes et du sort ? Dans l’impossibilité d’en rien savoir, ma pitié et mon inquiétude se diluaient sur cette multitude tragique de ses frères divisés et également malheureux. Non, en définitive, c’était peut-être lâcheté, mais je ne pouvais confier ce sentiment-là au vieillard qui en eût fait risée.

Malgré la sollicitude tardive dont Dofre prétendait être animé envers cette partie de l’humanité dont nous étions tous les deux issus, il n’y avait en lui qu’un implacable et sénile égoïsme. Il avait peur de sa création, peur pour lui-même qui serait la première victime de la Pinède libérée. J’eus toute la mesure de cet égoïsme dans un malheur qui nous vint.

Un matin, Barnabé qui était toujours le premier levé ne descendit pas de la soupente qu’il occupait sous les combles du château. L’heure du déjeuner arriva sans que nous ayons aperçu nulle part sa silhouette silencieuse et affairée. Ce manquement au service ne fit qu’exciter la mauvaise humeur de son maître ; mais moi, pris d’un funeste pressentiment, je montai à la chambre du domestique où je n’étais jamais entré. Le pauvre homme était étendu sans mouvement sur un grabat misérable. Il était mort, silencieusement comme il avait vécu, sans doute à la suite d’une de ces défaillances cardiaques qui délivrent subitement les personnes d’un grand âge.

Je pensais que Dofre serait ému de perdre ainsi le fidèle compagnon de tant d’années de solitude. Peu s’en fallut qu’il ne se mît en colère et qu’il ne reprochât au mort d’avoir rompu son contrat avant l’échéance prévue.

— Cet animal, dit-il, nous met dans un grand embarras. Comment nous passerons-nous de domestique ? Décidément la vie, ici, ne sera plus tenable. Mon âge a besoin de soins.

Non sans une secrète indignation, je dus l’assurer que je ne le laisserais manquer de rien et que je prendrais la charge des besognes serviles qui avaient été le lot de Barnabé. Tout autre solution s’avérait impossible. Je ne pouvais songer à abandonner Dofre dans sa solitude, encore moins à le faire fuir avec moi loin de cette inquiétante Pinède où des destins imprécis s’élaboraient. N’étions-nous pas, en quelque sorte, les prisonniers en même temps que les dieux de cette création réduite, que notre défection eût dangereusement libérée ?

Ce fut donc moi qui creusai la fosse de Barnabé en dehors de l’enceinte et qui y ensevelis le cadavre, reportant les formalités de l’état civil à l’époque où l’annuel convoi de vivres nous remettrait en relation avec le monde des Hommes.

L’obligation de préparer les repas, d’entretenir les quelques pièces habitables du château, de cultiver le jardin et de donner à Dofre les secours que sa vieillesse réclamait, souci à quoi je n’étais pas habitué, accapara désormais maussadement la plus grande partie de mon temps. Je n’y réussissais guère. Dofre était un maître difficile à servir, hargneux, exigeant, jamais content, avec une foule de petites manies de vieux que je n’avais pas remarquées, alors que Barnabé les satisfaisait automatiquement par habitude. Mes gaucheries l’irritaient. Il me harcelait d’ordres et pesait sur moi de tout son poids en reprenant peu à peu, à mesure que je me domestiquais par nécessité, toute cette absolue autorité qu’il avait précédemment commencé de remettre entre mes mains, sans reprendre en même temps la