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détruit de la nourriture. La guerre, stupide, ne profite qu’à la mort.

Mais la disette frappait inégalement les belligérants et s’appesantissait considérablement plus sur les multitudes populaires que sur les loyalistes. Ceux-ci étaient le gouvernement, l’administration. Chargés de tout temps de la fortune publique, entrepositaires et distributeurs des vivres, ils avaient l’autorité et l’expérience qu’il faut pour rassembler les ressources d’un pays, les conduire en lieu sûr, les partager avec une stricte économie entre les besoins, et de telle façon qu’il y en eût sinon pour tous les appétits, du moins pour les faims les plus impérieuses. En regard de cette sagesse, le camp du peuple ne montrait que pillage et gaspillage, et quand les choses bonnes à manger y auraient été cent fois plus abondantes, il s’en gâtait tellement que la difficulté de vivre fût restée presque aussi grande.

Les hommes mouraient comme mouches d’octobre et, chose effroyable à dire, les cadavres disparaissaient sans laisser de traces, aussitôt dévorés ; leurs ossements même broyés au moulin, fournissaient aux faims inassouvies une détestable farine,

— On n’aura jamais meilleure occasion de répéter que les révolutions mangent leurs enfants, disait le Dr Dofre avec une impassibilité cruelle.

Un tel calme en face de tant d’horreurs m’indignait.

— Mais ce sont des hommes ! m’écriai-je avec violence. Des millions d’hommes à la torture !

— Oui… C’est troublant ! Mais pourquoi tant vous émouvoir d’événements nécessaires ? Y pouvez-vous rien changer ? Moi, je prétends que cette guerre, cette famine, ces morts innombrables ne sont point en réalité des maux, mais des remèdes que la nature oppose à une prolifération humaine exagérée. Le monde vivant est soumis à tout un mécanisme de régulation automatique. La création et la destruction se mêlent en toutes proportions pour les besoins d’un divin équilibre. On accuse des révolutions et des guerres l’ambition et la cupidité des uns, la méchanceté des autres… Enfantillage ! Myopie ! Personne n’est de force à décréter le massacre et personne n’est de force à s’y opposer. Ces choses que notre sensiblerie ridicule appelle des calamités tombent avec la rigueur des lois de la pesanteur. Elles sont dans l’ordre. Jamais les volontés humaines, fussent-elles toutes d’accord, ne changeront rien à cela, parce qu’il ne s’agit pas de phénomènes moraux, mais de phénomènes cosmiques. La vie serait d’ailleurs impossible sans la mort ; et plus la vie s’intensifie, plus la mort doit croître en puissance ; et dans l’existence des peuples, les orgies de sang succèdent et se proportionnent exactement aux excès d’activité vitale, conditionnent et préparent de nouvelles montées d’énergie, de nouvelles jeunesses. Je crois fermement que plus le monde ira, plus croîtront les violences, justement parce que les forces grandissent et deviennent intelligentes, et que les forces se prouvent par la férocité des appétits. Ceux qui n’acceptent pas cette destinée sont des eunuques et des infirmes de qui la vie s’est retirée. Ils décrètent une morale de victimes. Mais Dieu, s’il en est un qui voie du fond des cieux les myriades de vies s’équilibrer par l’interdestruction, au sein de la Nature indifférente parce qu’inépuisablement féconde, affirme éternellement, comme aux jours de la Genèse, que cela est bon.

— Mais la souffrance ? m’écriai-je.

Dofre haussa les épaules avec ironie.

— Allons, répondit-il, vous ne vous déshabituerez jamais d’être un homme.

— Vous en avez vous-même imparfaitement perdu l’habitude, dis-je, puisque vous souhaitez à des créatures une infortune dont vos semblables doivent profiter. Vous prenez parti pour la race qui est de votre taille ; il vous est venu sur le tard un patriotisme singulier !

— C’est vrai qu’il y a là un semblant de contradiction, reprit Dofre pensivement. C’est qu’il y a en moi à la fois un philosophe qui raisonne en l’absolu et un vieillard craintif que le sort menace. Tous deux ont différemment raison, ou, tout au moins, ont des rai-