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l’association médicale

mille bruits coutumiers de ce petit monde vivant, on entendait monter des rumeurs. Je ne sais quelles crécelles de bois battaient une crépitante générale, sonnaient un bizarre tocsin ; il s’élevait des clameurs de syrinx, des grondements de buccins. Et ici ou là, de la poussière tourbillonnait sur l’emplacement momentanément invisible d’un village, signalant une attaque. Comme les initiatives populaires restaient sans plan général, le parti bien discipliné des Mangeurs-de-Viande, après la surprise inévitable, prenait ordinairement le dessus. Il est toujours plus facile de défendre un régime social, un état de choses existant, que de l’attaquer et d’en fonder un autre. D’abord parce que la société qui se défend possède l’organisation et la hiérarchie, tandis que tout est tâtonnement et désordre du côté des assaillants, qui sont à peu près d’accord sur ce qu’il faut détruire, mais qui n’ont ni méthode pour vaincre, ni expérience pour édifier. Ensuite, parce que toutes les conventions morales, toutes les autorités traditionnelles condamnent le révolutionnaire et que, si la panique ou le raisonnement sont assez forts pour le pousser en avant, la crainte du sacrilège fait hésiter son bras. Tandis que son adversaire est soutenu par le sentiment d’accomplir un devoir bien défini, l’âme du briseur de rythmes reste souvent incertaine et la foi que ses ancêtres lui ont transmise est en perpétuel conflit avec sa nouvelle foi.

C’est à cause de cela qu’une révolution commence à être foule. La foule seule a le courage d’oser, étant irresponsable et fatale. Mais la foule n’a pas de tête. Les chefs n’apparaissent que tardivement, pour donner l’assaut quand la brèche est faite.

Les Mangeurs-d’Herbe étaient sans chef. Chaque bande opérait isolément sous la conduite de guides momentanément acceptés, remplacés dès le lendemain par d’autres et sans réelle autorité. Après l’acte de vengeance, après le pillage, la horde se désagrégeait et sa force, n’étant plus appliquée à aucun but prochain et visible, se perdait. Ce n’était plus que gibier et les troupes régulières en faisaient un sanglant hallali.

Il faut pourtant remarquer que la caste possédante, de beaucoup la moins nombreuse, ne gagnait pas beaucoup à ces victoires et que le peuple, innombrable, n’y perdait guère. Une mort faisait dans le parti blanc un vide appréciable, mille morts n’étaient pour le parti noir qu’un incident sans importance. D’une part, supériorité des armes ; de l’autre, supériorité du nombre ; ces deux choses pouvaient momentanément s’équilibrer ; mais l’équilibre n’était point stable et la logique montrait déjà de quel côté pencherait la balance, si la masse, instruite par ses revers, venait à concevoir la nécessité d’une discipline.

L’oligarchie ne comprit que lentement qu’elle était menacée. L’esprit admet difficilement la possibilité des mutations ; les privilégiés d’un régime croient volontiers que ce qui existe depuis toujours doit toujours durer, qu’on ne saurait sans irréligion y vouloir rien changer et qu’une telle tentative, absurde autant qu’odieuse, est immanquablement vouée à l’échec. Ceux qui attaquent l’ordre établi ne sont point des ennemis qu’on prend en considération, ce sont des brigands dont il suffit de châtier les excès périodiques. Le peuple, comme les animaux domestiqués, a des crises de colère destructive qui inquiètent à peine ses maîtres, habitués de longue date à les réprimer.

Seul, un spectateur placé, comme je l’étais, au sommet de la tour, put saisir les phases d’un phénomène dont l’interprétation exacte eût terrifié les Mangeurs-de-Viande. De plus en plus, les troubles locaux qui, premièrement, étaient apparus disséminés sur l’étendue du domaine, en des points arbitrairement choisis, comme des bulles qui crèvent spontanément un peu partout à la surface d’un étang, affectaient de se montrer avec une particulière fréquence dans une zone définie. Les taches noires ou brillantes des bandes armées, les fumerolles, les petits nuages de poussière flottant