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l’association médicale

LES PETITS HOMMES DE LA PINÈDE

Par le Dr Octave BÉLIARD
(Suite)[1]
CHAPITRE x
La Guerre.

Cela commença par très peu de chose. Au fait, on ne saurait dire ni quand ni comment cela commença. Entre les Mangeurs-de-Viande et les Mangeurs-d’Herbe, les querelles étaient depuis longtemps habituelles et décelaient une rivalité foncière, constitutionnelle, pour ainsi parler. Les quelques faits typiques que j’ai déjà pu raconter et dans lesquels je jouai involontairement le principal rôle hâtèrent la phase décisive de la lutte. Mais il en fut de cette guerre comme de beaucoup de maladies qui s’aggravent insidieusement, sans coup de tonnerre initial, sans qu’on puisse désigner précisément à quel jour la période active a remplacé celle d’incubation.

Au fond, je crois qu’il en est ainsi de tous les troubles populaires. Après des années, l’Histoire choisit pour en fixer le début une date plausible, celle d’un incendie, d’un massacre. Mais à y regarder de plus près, l’attentat n’est qu’un accident mémorable survenant au cours d’une maladie sourdement évoluée. Quand le peuple prend la Bastille, il y a déjà des temps qu’il est en révolution. La fièvre a monté insensiblement, sans qu’on y prenne garde.

Donc, il se passa d’abord des choses assez confuses. Tels Mangeurs-de-Viande particulièrement haïs, si les hasards d’une chasse les écartaient du groupe des veneurs, disparaissaient soudainement. Quelquefois on retrouvait sous un buisson, sous une touffe d’herbe haute, leurs cadavres à demi dévorés par les fourmis. Cela n’était ni nouveau ni surprenant. Des meurtres mystérieux de cette sorte, il y en avait toujours eu. Mais leur fréquence devenait singulière. Et puis, de peur qu’on n’attribuât ces morts au hasard, les assassins signaient leurs méfaits en laissant dans les plaies de la victime les armes meurtrières, parfois en traçant des inscriptions sanglantes.

On allumait peu d’incendies et seulement dans les villages des clairières, les Petits Hommes ayant la peur traditionnelle du feu dont on limite malaisément les effets et qui, évoqué pour les vengeances, peut engendrer d’universelles calamités. Mais des paysans prenaient d’assaut les maisons de leurs maîtres détestés, en égorgeaient les habitants et les détruisaient jusqu’aux fondations.

Les représailles étaient terribles. Les plus voisins Mangeurs-de-Viande unissaient contre les cohues insurrectionnelles leurs troupes supérieurement armées, cernaient avec facilité ces rebelles et accrochaient aux basses branches des pins des grappes de pendus.

Dans la Ville royale elle-même, des colères subites agitaient la population des faubourgs. Elle barrait les ponts de l’Île sacrée, mêlant aux menaces des supplications à l’adresse du Prince qu’elle conjurait de se joindre à la plèbe. Mais la garde royale était composée de Mangeurs-de-Viande, le roi lui-même n’était que l’aîné de cette caste oppressive, et ses conseillers — des Vieillards — le guidaient suivant les commandements immuables de Celui-à-la-Barbe-Blanche. De vigoureuses sorties en armes étouffaient les voix de ce peuple criard. Des batailles de rues l’épuisaient de sang, pour un temps. Et après quelques jours d’un silence mortuaire, tout recommençait.

Je le répète, rien de cela n’était absolument nouveau. Ces luttes de partis constituaient la vie même, la vie tragique des Petits Hommes de la Pinède. Mais les accès devinrent progressivement plus violents et les intermittences plus rares, comme d’une fièvre d’abord quarte qui tendrait à prendre le type quotidien, puis le type continu.

Ainsi des foyers de révolte s’allumaient et s’éteignaient tour à tour sur divers points du territoire. Chaque jour apporta désormais ses alarmes. Subitement, et plusieurs fois entre l’aube et le crépuscule, par-dessus les

  1. Voir l’Association Médicale, nos 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, année 1927 et nos 1, 2 et 3, année 1928.