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l’association médicale

traversé ma voie sans troubler mon âme distraite ; vagues apparitions dont ma chair n’avait pas mémoire et dont mon rêve retrouvait plutôt le mouvement que les formes, plutôt le regard que les yeux, plutôt le sourire que les lèvres. Ah ! pourquoi la révélation de l’amour venait-elle me chercher si tard, si loin de la vie ? Était-ce pour le tourment de ma solitude que la Nature se livrait au Printemps avec cette impudeur de bacchante ? Ô ! cet exil total près de deux vieux hommes à la sensibilité morte et près de cette humanité naine dont je ne pouvais partager ni les passions ni les joies !

Je tombai dans une langueur à la fois douloureuse et voluptueuse. L’idée que Dofre m’observait et pouvait être averti par quelque indice du désordre de mes sens m’était insupportable. Aussi m’étudiais-je à ne montrer aucun changement dans mes habitudes ; et chaque jour je me dirigeais ostensiblement vers l’enclos, où je passais de longues heures sous couleur d’épier, comme un phénomène biologique, la vie des êtres confiés à mon autorité. Mais au fond, je n’avais aucun désir, j’éprouvais même une certaine crainte de m’approcher des habitants de la Pinède, depuis que j’avais surpris dans les sous-bois des couples enlacés, en de telles poses abandonnées que mon malaise s’en était accru.

Aussi la guerre civile eût-elle ensanglanté ce petit univers que vraisemblablement je n’en aurais rien su, car je ne m’avançais guère plus loin que les premiers fourrés, trop proches du château pour que les homoncules s’y aventurassent d’ordinaire ; une zone que la majesté des dieux et la timidité des humains faisaient déserte et tranquille. J’apportais quelque livre pour le lire en cachette, comme un écolier qui fait l’école buissonnière. Je me couchais le ventre dans l’herbe ; je songeais aux amours que je n’avais pas vécues ; l’odeur des foins verts et des menthes, la chanson des oiseaux et des insectes endormaient ma peine et ma stérile attente.

C’était en ce lieu choisi par ma paresse que prenait sa source, dans un massif de joncs et de prêles, de flouves et de capillaires, le mince fleuve côtier qui arrosait l’enclos. Le sol était creusé d’un bassin où l’eau tombait goutte à goutte de la roche avec un doux bruit d’harmonica. Cette pissotte, pour parler la jolie langue familière du Valois où j’ai passé mon enfance, était d’une fraîcheur et d’une limpidité exquises. Au sortir du bassin, le ruisselet se glissait dans l’herbe comme une couleuvre et trouvait plus loin l’obstacle de quelques cailloux qu’il franchissait avec un rire jeune qui crevait en bulles.

Un jour que ma méditation, bercée par les petites voix de l’eau, avait glissé vers des songeries vagues, voisines du sommeil, et que j’avais presque entièrement perdu conscience, sans que je pusse évaluer le temps qu’avait duré ma distraction, je fus soudain rappelé à la réalité par un bruit inaccoutumé, celui d’un plongeon dans le réservoir où s’épanchait la source. Je supposai que le bruit était causé par les ébats de quelque rat d’eau et je me soulevai sur un coude avec la précaution de ne pas trop agiter les hautes herbes qui me cachaient, afin d’observer les mouvements de la bête sans attirer son attention. Mais ce que j’aperçus entre deux touffes de graminées faillit m’arracher un cri.

La nymphe de la fontaine, enhardie par le silence et mon immobilité, était sortie de l’antre mystérieux où les naïades ont coutume, à ce que disent les poètes, de fuir nos regards. Elle était petite et gracile comme la source elle-même et son joli corps de poupée se jouait, nu, dans l’eau fraîche, éveillant des vaguelettes concentriques sur quoi sa chevelure flottait comme une mousse blonde. Les mouvements de la nageuse étaient harmonieux comme ceux des corps jeunes, sains et réguliers en toutes leurs proportions. À de certains moments elle prenait pied en quelque endroit moins profond de la vasque, et, d’un geste gracieux, tordait ses cheveux mouillés. Les cercles de l’eau s’élargissaient autour de ses cuisses et des moires couraient sur toute sa peau frissonnante. Sa taille était à peine celle