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pas par nos imprudences. L’avenir de sa pensée est trop certain ; mais pour ses coutemporains il n’est qu’un fou. C’est ainsi qu’habituellement va le monde ! Il faudra au moins que passent deux générations pour que ce jugement public soit révisé. Et avant que cette heure ne sonne, les événements…

— Quels événements ?

Dofre, pour toute réponse, s’en alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur le petit jardin. Une bouffée d’air tiède entra. Des moineaux pépiaient en se poursuivant sur un marronnier. Une branchette se tendait, à portée de la main. Le Docteur en cassa l’extrémité et me montra triomphalement un bourgeon luisant et brun dont les écailles écartées laissaient passer les petits doigts vert pâle d’une feuille nouvelle.

— Savez-vous ce que cela signifie ? dit-il.

— Le beau mystère ! C’est le printemps.

— Oui… La saison qui manifeste les desseins que l’hiver médita longuement. La saison qui fait jaillir la sève comprimée des plantes et les sentiments comprimés des peuples. Vous avez vu la Révolution naître dans la nuit comme l’Enfant de Noël. Vous la verrez fleurir à Pâques et mûrir ses fruits rouges dans l’Août torride. Les peuples, cette année, vendangeront la Guerre. Et la Guerre est divine. Notre salut est en elle. Ces Petits Hommes commençaient vraiment à trop penser. Il est temps qu’ils s’entredétruisent !

… De quel dur métal était donc fait le cœur de l’homme qui saluait ainsi d’un blasphème le clair matin de l’année ?…

Cependant la terre entrait en amour. Les semaines succédant aux semaines, le verger de Capdefou vêtit ses parures de noces. Il y eut l’aube des amandiers, encore frileuse et si blanche que les premiers pétales se distinguaient à peine de la dernière neige. Et puis les pêchers s’éveillèrent, roses comme des pudeurs de fiancées. Et puis tout à coup le ciel chanta de tous ses oiseaux et la mare de toutes ses grenouilles, parce que l’immense tendresse des pommiers s’était épanouie et qu’une brise molle saturée d’eau et de miellée invitait aux voluptés. La lande infinie avait des frissons dans son pelage neuf chaque jour plus dense et d’un vert plus profond, qui vers l’horizon tournait au bleu et ou des millions de fleurs mettaient des traînées d’écumes lactescentes et des reflets d’or.

La Pinède, elle, restait impénétrable sous le couvert serré des sombres aiguilles qui, toujours vives, ne connaissent pas la distinction des mois. Mais des bouquets d’arbres rajeunis tranchaient sur la monotonie des pins ; mais les fourrés s’emplissaient de corymbes et d’ombelles ; mais les cultures levaient dans les clairières et des bourdonnements de vie confuse moulaient des multitudes invisibles : chansons de labour, chansons de métiers, traquets de moulins…

On voyait le pivert tourner autour des troncs les plus proches et les frapper de son bec dur pour en extraire les larves. J’étais réveillé dès l’aurore par la diane des coqs du vieux François, par les alouettes vrillant le ciel, par le rire sarcastique des geais et les sifflets des merles. Des ailes se poursuivaient ; des sexes se cherchaient jusque dans les nues : des nids s’encotonnaient sur les branches. Et vers la fin de mai, il monta soudain de la plaine marécageuse des nuages vivants de plus petites ailes diaphanes qui vibraient comme des violons en sourdine.

Ni Dofre, ni son serviteur ne prêtèrent attention au miracle trop connu du renouveau. Mais pour moi, l’homme des villes, le solitaire des bibliothèques et des laboratoires, le cœur jusque-là sans amour, je fus touché du printemps comme de la grâce, comme du remords. Il m’apparut brusquement que je n’avais pas vécu et que j’étais jeune et que des ardeurs inaccoutumées couvaient en moi.

Je connus les nuits d’insomnie et les songes épuisants où l’on étreint des fantômes. J’évoquai avec regret, avec désir, les silhouettes féminines qui naguère avaient