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l’association médicale

Dofre écrivant, et moi observant l’évolution du peuple qu’il m’avait légué, nous vivions donc à Capdefou à la fois voisins et séparés comme ces moines de la Chartreuse qui se croisent chaque jour sous les arceaux des cloîtres, sans rien dire. Les repas seuls nous réunissaient à des heures fixes. J’aurais aimé profiter de ces occasions pour entretenir le vieillard des événements de la Pinède. Mais si j’amorçais une conversation sur ce sujet, il me laissait monologuer et prenait un air accablé, hochant la tête, comme pour chasser des visions désagréables.

Le compte que je lui rendis de la réunion nocturne ne le laissa pourtant pas indifférent. Je vis en son œil s’allumer une lueur singulière, tantôt cruelle et tantôt — comment dire ? — amusée. Puis il fronça les sourcils, se prit la tête dans ses mains et médita profondément.

— Cet affreux petit Arrou, dit-il, nous causera bien des maux, parce qu’il est un homme de génie. Le cas est nouveau et très embarrassant. Un homme de génie ! il ne manquait plus que cela ! J’aurais dû prévoir que mon œuvre serait ainsi couronnée. Ce drôle qui a raison contre tout un peuple et contre moi-même me procure la plus grande joie de mon existence… Et le plus grand souci. Pourquoi ne l’avez-vous pas sacrifié tout de suite ? Vous m’eussiez ainsi épargné un geste pénible.

— Quoi ?… vous voulez…

— Eh ! que convient-il de faire ? Pour moi, tous les habitants de la Pinède sont d’extraordinaires petits animaux à face humaine, tout au moins des sujets, que je ne puis me résoudre à considérer comme des semblables : ils m’appartiennent. Mais celui-là, c’est un homme, sa pensée est libre, il est digne d’estime et dangereux. Sa logique va précipiter les choses et tout gâter. Je suis très fier de lui, mais il est trop réussi. J’ai voulu être Dieu ; les dieux ont dans leurs destinées d’être cruels pour les créatures que, justement ils préfèrent. Et j’ai quelque idée que Jupiter avait un faible pour Prométhée.

— Mais il est aussi dans la destinée des dieux d’être impuissants contre la pensée. Le supplice de Prométhée n’a pas éteint la flamme qu’il avait allumée. Il dirigea vers elle, au contraire, l’attention du monde.

Dofre réfléchissait.

— Vous avez peut-être raison, dit-il enfin. On tue toujours trop tard les hommes de génie. Quand ils ont parlé, le mal est sans remède. Mais alors que faisons nous de cet Arrou ?

— La politique possède pour de semblables circonstances des ressources traditionnelles et d’une efficacité prouvée, insinuai-je. D’un adversaire dangereux, elle fait un associé. Question de prix.

— Ne parlons pas de cela, répliqua vivement le vieillard. Séduire ce bonhomme, le corrompre, ce serait lui révéler son importance et la crainte que nous avons de lui. L’orgueil qu’il en ressentirait le ferait notre égal et, demain, l’homme assez fort pour faire trembler les dieux serait le maître de la Pinède. La séduction ! un bon moyen, certes, dans un monde où tous les gens sont de même taille. Mais Dieu ne séduit pas les hommes. Il y a de certaines impuissances inhérentes à la divinité.

— Alors emparez-vous de lui. Qu’il disparaisse ! Ce château lui sera une prison inviolable où nous pourrons à loisir analyser les mouvements de cet étonnante petite âme, chef-d’œuvre de sa race.

— Bah ! vous voulez donc qu’il soit le saint d’un nouveau culte ? Vous voulez donc qu’on dise qu’il a été enlevé au ciel comme Romulus ou comme Élie ? Tout bien délibéré, le meilleur parti est de ne nous mêler de rien. Les choses s’arrangent souvent mieux toutes seules que lorsqu’on veut les arranger. Momentanément Arrou n’a pas un partisan. Ne lui en créons