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l’association médicale

rejoignirent près du foyer consacré dont Yona ranima la flamme. On délibéra avec des hochements de têtes, autour de ce bûcher rougeoyant. Puis chaque conseiller donna un baiser à Yona, voulant signifier ainsi qu’il lui transmettait ses pouvoirs.

Le ministre fit trois génuflexions au pied de ma statue et monta sur l’autel près de ceux qui y étaient. Et il clama d’une voix forte et sentencieuse :

— Nul homme ne regardera par dessus la muraille, a dit l’Ancien des jours.

Alors les deux coupables s’agenouillèrent, ouvrirent les bras docilement et Yona, tirant un dard de sa ceinture, frappa deux fois. Et tandis que les victimes s’abattaient dans une flaque de sang, le sacrificateur s’arrêta, comme hésitant, devant le blasphémateur qui l’attendait, les bras croisés, un rire ironique aux lèvres.

Je ne saurais décrire ce qui se passa en moi au moment de ce double meurtre rituel. Certes, ce que j’avais entendu m’affolait. Les temps redoutables que Dofre avait prédits étaient arrivés ! Déjà une voix s’élevait dans la Pinède contre notre tyrannie ; déjà le dogme de l’intangibilité de la muraille avait subi des atteintes ! Il est vrai, l’homme qui contestait la légitimité de la Loi était seul, et je voyais couchés dans leur sang deux êtres plus malheureux que criminels dont le supplice refrénerait, au moins quelque temps, les curiosités dangereuses.

Mais toute idée est une semence forte qui germe sûrement et toute curiosité excitée tend invinciblement à se satisfaire. On retarde la marche des événements, on ne l’arrête point. Les arguments rationalistes de l’un ne manquaient pas de puissance et avaient dû, dans une certaine mesure, porter ; la mort des deux autres ne ferait bientôt qu’ajouter l’attrait du risque à la soif de connaître qui est le grand mobile de l’évolution. De toute évidence, et très prochainement, de nouveaux regards seraient jetés par dessus les murailles. On s’habituerait à contempler la face de la mer et le monstre ne serait plus qu’une eau vivante ; on verrait la lande démaillotiée de ses draperies hivernales et ses petits chemins fleuris d’ajoncs révéleraient un praticable au-delà. Alors… le mensonge initial du vieux Docteur ne protégerait plus le monde ! Aujourd’hui, la digue qui retenait le flot des Petits Hommes était fissurée ; demain, la fissure serait crevasse.

Et que faire ? Les jours même étaient comptés. S’il a fallu un siècle pour mûrir la révolution des Français, une année est un siècle pour ces Pygmées ! Le temps marche ailleurs ; il galope, ici ! Que faire ? Gagner du temps et réfléchir.

Dans mon angoisse extrême, je ne pouvais m’empêcher de trouver que le couteau de Yona avait fait une bonne et très politique besogne. Pourtant ce sang répandu révoltait toute mon humanité, et comme le prêtre inassouvi dardait sur la troisième victime un regard meurtrier, je me ruai, sans but défini, comme par un acte réflexe, hors de ma cachette.

Je ne sais pas quel effet produisit sur l’assemblée mon apparition formidable et inattendue. Il dut y avoir une énorme bousculade… Je ne vis rien. On dut pousser des cris de terreur… Je n’entendis rien. Je ne vis que l’autel, que Yona subitement prosterné, et qu’un petit homme laid qui suait de peur, mais qui rassemblait toute son énergie et me regardait assez fièrement dans les yeux.

Je rugis : « Comment te nomme t-on ? »

— Arrou, dit-il.

Je l’élevai dans mes mains crispées à la hauteur de mon visage. J’étais si hors de moi que je devais être terrible comme Jupiter tonnant.

— Eh ! bien, Arrou, criai-je, te repens-tu ?

Je le serrai à l’étouffer. Sa face devint livide. Il hésita, puis, résolument :

— Non ! dit-il.

J’eus la brusque tentation de l’étrangler, mais le courage me manqua.

— Va ! lui-dis en le projetant à terre. Je t’abandonne. Tu es… tu es fou !

Et comme je restai là, haletant, épuisé par mon accès de colère, le bonhomme se releva, frictionna ses membres engourdis et se mit à marcher.

Je pensais qu’il ne ferait pas trois pas sans être déchiré par la foule et j’attendais cet horrible spectacle que mon âme irritée — faut-il l’avouer ? — souhaitait malgré moi. Je me trompais. La foule s’écarta devant