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l’association médicale

rivière un poisson auquel mon harpon était accroché, Le poisson était gros et fort ; il tirait sur la ligne que j’avais attachée à mon bateau et le hasard voulut qu’il m’entraînât dans le couloir obscur et voûté par où la rivière, passant sous la muraille, se précipite en dehors de l’enclos. Ma barque fragile faillit s’y fracasser et je m’affolais, me sentant perdu, lorsque je débouchai hors de la voûte dans l’espace interdit.

« Alors je vis comme dans un rêve une formidable Chose vivante qui tenait jusqu’au ciel tout l’espace et qui se mouvait par des ondulations multiples de reptile. La lune en faisait à perte de vue luire les écailles et des formes momentanées montaient de sa surface informe, blanchissaient en menaçant les nuées et retombaient dans un immense murmure : la Bête avait la voix souveraine d’un peuple innombrable. Elle se mouvait toujours, jamais lasse, prenant tous les aspects, épousant toutes les figures sans qu’on put démêler un linéament précis et constant dans cette multitude de visages aussitôt évanouis qu’aperçus ; faces de montagnes, béances de gouffres, lèvres baveuses et multiples, tourbillons de fumée. Le monstre allongeait sur le sable des langues minces et écumeuses qui lapaient la rivière : puis il se retirait, puis revenait en courroux, se redressant soudain et ouvrant une gueule d’abîme qui se refermait avec un bruit de tonnerre…

« Je vis tout cela. Peuple, en un instant, tandis que mes oreilles bourdonnaient et que le vertige montait à ma tête. Et tout à coup je fus happé avec rage et rejeté violemment parmi les débris de mon bateau jusque dans le canal, sous la muraille. Couvert d’écume et de la salive géante, je me retrouvai nageant dans les eaux calmes de la rivière, à l’ombre de nos pins natals. Je me jetai épuisé sur la rive où je restai à trembler, les dents claquantes, pendant plusieurs heures. J’ai failli devenir fou, rien que pour avoir vu…

« Et maintenant que j’ai descellé mes lèvres, maintenant que mon fatal secret s’en est échappé, que mon imprudence t’instruise, Peuple ! Celui-là a menti. L’Ancien seul dit la vérité. À l’Orient, le Désert qui affame, à l’Occident, la Bête qui dévore. Il n’est de vie que dans l’enclos donné à nos pères ; il n’est de secours qu’en Ceux de qui la Loi nous est venue.

Ainsi parla le second contradicteur et ayant dit, il baisa la pierre de l’autel.

Moi qui écris ces lignes et qui écoutais ces discours dans l’ombre, je fus alors témoin d’une chose surprenante. Il me sembla qu’une mort subite venait de frapper les milliers d’êtres que tant de passions avaient tout à l’heure agités. Une stupeur lourde plana. On entendit siffler le vent dans les aiguilles des pins et la mer se plaindre gravement. Croyant la colline désertée, un chat-huant la franchit en ramant de ses ailes de laine. Le peuple, sans un bruit, sans un geste, regardait ceux qui avaient parlé. Il faisait froid…

Que se passait-il donc ? Ce coup de théâtre mettait ma logique en déroute. Eh ! quoi ? cette foule religieuse avait vu ses croyances attaquées et, quoique frémissante de colère, elle avait écouté jusqu’au bout le blasphème ! Et maintenant que la foi triomphait, que des témoignages aussi précieux qu’inattendus avaient dissipé le malaise et le doute, elle n’acclamait point les défenseurs qui avaient surgi ! Bien plus, son silence semblait leur marquer de la rancune. Accuser ceux qui avaient soutenu l’édifice chancelant des Traditions !

Et comme un jet de lumière, un passage terrible du second Livre des Rois éclata dans ma mémoire :

Oza étendit la main sur l’arche de Dieu et la retint, parce que les bœufs regimbaient et la firent pencher.

Et Le Seigneur fut irrité d’indignation contre Oza et le frappa à cause de sa témérité ; et il mourut là, près de l’Arche de Dieu.

Deux hommes, l’un curieux, l’autre imprudent, avaient touché l’enceinte sacrée. Même en portant témoignage de la Vérité, ils se condamnaient eux-mêmes.

À présent on chuchotait comme pour rassembler des avis. Des hommes âgés parcouraient les groupes et se