Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/65

Cette page n’a pas encore été corrigée
61
l’association médicale

Une voix cria : « Prends garde ! Tes paroles les offensent ! » L’homme sourit.

— On m’apporte un argument inattendu contre leur souveraineté, s’il est vrai que les paroles d’un être aussi chétif les trouvent vulnérables ! Et si, par fortune, ils châtiaient ces paroles qu’ils n’ont pas pu arrêter dans ma gorge, mon argument aurait encore plus de valeur, car châtier est un signe de faiblesse.

« Mais peut-être, les supposant non à tort plus robustes et plus intelligents que nous, tient-on à se ménager leur protection et leur alliance ? Voyons donc ce que dans la suite des temps, nous avons gagné à nos supplications. Celui-à-la-barbe-blanche a-t-il une seule fois réfréné les passions des Rois et des Mangeurs-de-Viande ? A-t-il abaissé une main vengeresse sur les massacreurs, les pillards et les bourreaux ? A-t-il fait honte à la caste des Vieillards de sa politique tortueuse, de ses calomnies, de ses anathèmes et de ses bûchers ? A-t-il encouragé les justes revendications des pauvres et leurs justes ressentiments ? Tout au contraire c’est en son nom que nos persécuteurs nous ont toujours livré bataille. Ils ont mis son signe sur leurs bannières et nous ont dit que la distinction des riches et des pauvres avait été faite par lui. Et les Vieillards auxquels il confiait ses messages ont béni ceux qui disaient cela.

« Assurément je ne lui reprocherai pas l’abus que les méchants firent de son autorité. Mais je ne saurais que l’imaginer impassible, voire curieux du spectacle de ces horreurs, puisqu’il n’a même pas froncé le sourcil pour les faire cesser. Et le mieux que je puisse dire de lui, c’est qu’il fut toujours comme s’il n’était pas.

« Et maintenant qu’un nouveau Maître est venu, on veut sur de faibles indices nous faire entendre que tout est changé, que l’Amour va remplacer la Fureur ! ces deux êtres seraient donc en querelle ? Si deux législateurs se battent, je ne sais plus où est la loi. Le Nouveau a-t-il converti l’Ancien ? Alors la vieille loi était perverse ou c’est la nouvelle qui ne vaut rien. Ou Celui-à-la-barbe-blanche est un monstre, ou Celui-qui-lance-la-Flamme est un usurpateur. Pour moi ma conviction, c’est que nous sommes dupes des apparences et qu’en réalité ils s’entendent ; et que nous n’y gagnerons rien. Je reconnais l’acte de bonté dont Yona a recueilli le bénéfice ; je reconnais que le nouveau Maître semble se pencher sur nous avec quelque mansuétude. Attendons la fin. Il a sans doute quelque dessein caché qui s’accorde momentanément avec notre intérêt, mais qui ne peut lui être identique. Qui prétend être notre Maître ne veut pas ce que nous voulons. Un Maître, c’est forcément un ennemi.

L’assemblée était devenue houleuse. On se bousculait, on s’écrasait ; des contre-courants faisaient des tourbillons dans le flot noir dont les lames successives, portant à leur crête une écume de malédictions et d’injures, venaient frapper le soubassement de l’autel. Une mer démontée se ruant à l’assaut d’un phare. L’orateur qui criait vainement dans la tempête faillit être emporté.

Mais les passions de ce peuple, subites et violentes, s’apaisaient tout aussi rapidement. On voulait entendre encore, au moins sous le prétexte d’alimenter son indignation. Les personnes les plus scrupuleuses ressentent une joie inavouée à écouter des blasphèmes. Il y a en chacun des hommes un démon timide qui tressaille aux révoltes d’autrui. Les oreilles de nouveau se tendirent.

— Au surplus, dit l’homme, si tu as cru, Peuple, que j’avais dessein de braver tes convictions pour le vain plaisir de t’amener à mon doute, détrompe-toi. Il me serait indifférent que persistât la poésie des légendes traditionnelles et que tes idoles fussent vénérées, si tu ne trouvais dans ce culte le prétexte d’une inactivité néfaste à tes intérêts. Tes pères t’ont prescrit d’en confier le soin à un Protecteur dont le mauvais vouloir ou l’impuissance furent manifestes. Moi, je te