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l’association médicale

surgisse une de ces faces formidables secouées par le feu intérieur comme les terres volcaniques, on se retourne, on n’oublie plus : c’est quelqu’un.

L’agitateur qui succédait au bon Yona était ainsi. Une vie tumultueuse s’était inscrite sur ce front démesuré, noirci, crevassé, et plus rien n’y était lisible que des pensées de négation et de révolte. Et ce monstre, qui restait grotesque à mes yeux à cause de sa petitesse ridicule de figurine japonaise, eût été, géant, hideusement beau comme un temple incendié.

— Peuple, dit-il, tu rêves et Yona berce ton sommeil. Si je te secoue, quel châtiment me réserves-tu ? Pourtant mon amour pour toi me commande de te braver, de blasphémer ta foi, de bouleverser les traditions léguées par tes pères. La Vérité n’a point un sourire d’enfant ; c’est une belle brute impudique, qui fait peur d’abord et dont les premières caresses font mal comme des coups. Si je te la montre, me pardonneras-tu ? Qu’importe. La voici. La vérité, Peuple qui t’agenouilles parce que tu ne sais pas penser, qui pries parce que tu ne sais pas vouloir, c’est qu’il n’y a pas de Protecteur et qu’il n’y a pas de Maître…

Il s’arrêta pour mesurer l’effet de ses paroles. Un trou de silence se creusa dans l’auditoire stupéfié. Et puis on entendit quelque chose qui ressemblait au brisement cristallin d’un ruisseau sur les pierres, d’un ruisseau qui, recueillant sur son cours les ondes d’affluents nombreux, s’enflant d’une crue rapide, croula tout à coup en cataractes stridentes. Le peuple riait.

Pas de Maître !… Parbleu ! la négation était moins sacrilège que bouffonne. C’est un présage de fin du monde quand l’humanité perd le sens de l’absurde et, gravement, nie le soleil ! Pas de Maître… Voyons, quel homme sensé a jamais proféré une telle parole ? Nos pères et les pères de nos pères ont adoré l’Évidence… et celui-ci, tout seul, veut en détruire le culte ! En voilà un qui prétend que deux et deux ne font pas quatre, que le feu n’a point de chaleur et le jour point de lumière ! Mais pauvre dément, tous ceux qui sont ici ont vu de leurs yeux Celui-à-la-barbe-blanche. Et point n’était besoin, au reste, de le voir : l’ordre qui règne dans toute la Pinède proclame sa toute-puissance. Toi-même, misérable, comment existerais-tu, s’il ne t’avait donné l’être ? Comment parlerais-tu, si tu ne tenais de Lui ce langage même que tu emploies à le blasphémer ?… Pas de Protecteur !… Et il dit cela devant le ressuscité !

L’homme laissa s’éteindre le rire et il reprit :

— Je connais Celui-à-la-barbe-blanche, et je n’ignore pas le nouveau-venu, Celui qui-lance-la-Flamme ; mais je ne sais pas qui ils sont. On m’affirme que le premier m’a donné l’existence ; c’est possible mais ce n’est pas prouvé. Il y a des bornes au savoir humain, au-delà desquelles l’Inconnaissable dresse son mystère. Mais si ma science est courte, du moins je ne dis que ce que je sais. On m’affirme encore que Yona a été mort et qu’il ne l’est plus. Je constate qu’il vit, mais ni moi ni personne, ni lui-même n’a vu les preuves de sa mort réelle ; et la résurrection d’un homme est un phénomène trop rare pour qu’on l’accepte sans un million de preuves.

« Ne quittons donc pas le ferme terrain des réalités et cherchons ce que nous pouvons connaître des deux Êtres dont la stature nous étonne. Ils sont cinq fois plus grands que nous, mais trente fois moins grands qu’un de ces pins ; donc bornés dans l’espace. Nous sommes nés après eux et mourrons avant eux ; mais il suffit de comparer la vieillesse de l’un à la jeunesse de l’autre pour comprendre que leur exislence évolue, comme la nôtre, vers la mort et qu’ils sont bornés dans le temps. Ils portent des vêtements, donc ils sont sensibles au froid. Je serais fortement tenté de croire qu’ils se nourrissent, mais je ne veux rien dire que je n’aie vu.

« Ce que j’ai vu et ce que je puis dire, c’est que Celui-qui-lance-la-Flamme n’a pas sans effort franchi la muraille que nous avons élevée autour de la montagne. Malgré ma terreur, je l’observais, caché au coin le plus obscur de ma maison. Un caillou l’a blessé à la main et il a saigné comme un homme. Et l’on me dira de lui comme de l’autre qu’il est la Toute-Puissance, le Principe de la Vie, l’Éternel et l’Omniscient ! Moi je dis qu’ils sont, comme nous, des créatures, si tant est qu’il y ait eu une création et qu’on puisse assigner à ce monde un incompréhensible commencement.

Des interjections irritées fusèrent, puis des chuchotements réclamant le silence. L’orateur continua.

— Peuple, il est indiscutable que la source a des droits sur la rivière, le formateur sur son ouvrage et la cause sur l’effet. Mais si je t’ai fait partager mon opinion, que ces Êtres, nonobstant leurs proportions colossales, n’imposent pas plus que nous de lois à la Nature et sont tout au contraire assujettis, de même que nous, à ses rigueurs, tu conviendras que ce n’est pas eux, mais la Nature qu’il nous faudrait adorer. Elle seule est notre véritable cause, notre véritable source, notre véritable formatrice. Ceux-ci ne se sont élevés au-dessus de nous que par leur force et notre soumission ; ils nous ont domestiqués comme nous ayons domesqué les espèces animales plus débiles. Mais si notre autorité sur des bêtes qui ne pensent point est nécessaire et presque légitime, toute volonté qui s’impose à des êtres pensants est une tyrannie. Quiconque naît avec une petite flamme allumée en son cerveau naît libre !