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l’association médicale

ticier qui viendrait punir les méchants. Et il est venu, mon frère Peuple, portant la flamme à la bouche et rejetant la fumée par ses narines.

« Dis-moi, à qui donc est-il apparu au temple dans la nuit inoubliable ? À quelqu’un des Vieillards dépositaires des Textes ? ou bien à des Riches nourris de la chair des bêtes ? Non, je te le dis véritablement ; mais à des femmes de pauvres, assemblées pour prier et gémir. Et le feu de Sa bouche ne leur a point fait de mal. Depuis lors, il l’a souvent visité, mon frère Peuple et quand Son ombre avait passé sur tes champs, il te semblait (n’est-ce pas ?) que le noyau était moins lourd et la terre plus féconde.

« Mais je suis le témoin d’une plus grande merveille, car j’ai été mort et je suis vivant. Les Mangeurs-de-Viande (sur eux l’abomination !) avaient martyrisé mon corps et le monde était devenu tout noir devant mes yeux. Déjà les fourmis s’assemblaient, attirées par l’odeur de mon cadavre. Et j’étais une chose insensible, ne connaissant plus rien du temps, froide depuis une minute ou mille jours, car ce sont deux mesures égales pour un mort.

« Tout à coup, le sang se remit à chatouiller mes veines et la vie descendit dans ma poitrine desséchée. Ce fut comme si Quelqu’un, penché sur la margelle d’un puits, rappelait mon âme des abîmes. Et je connus, mon frère Peuple, que Celui-qui-lance-la-Flamme avait Sa Bouche sur la mienne et que son vénérable baiser refaisait de moi un homme.

« Penses-tu maintenant que je pourrais mentir et renvoyer en de vaines paroles l’haleine divine qui gonfla ma poitrine ? Je te certifie que tout ceci est un signe, le signe de l’Alliance nouvelle entre ton Maître et toi, Peuple dont je ne suis que l’un des membres. Nous sommes à une fin et à un commencement. Une porte s’est fermée, une porte s’est ouverte ; le vieux peuple souffrant est mort ; le jeune peuple fort et victorieux est né, comme je suis né à une seconde vie. La rigueur a fini son temps ; l’amour vient de naître. Le Maître soufflera sur tes ennemis et ils seront de la poussière au vent.

Yona se tut. Les torches brandies jetèrent des lueurs plus vives. À la surface de la multitude, des vagues coururent et l’âme bruyante de tout un peuple essora, formidable. Ce fut d’abord le tumulte confus, l’inextricable écheveau sonore qu’embrouille un orchestre ivre en l’absence du chef. Des cris aigus, des cascades chromatiques de sanglots et de rires, des mélodies qui s’ébauchent et qu’aussitôt submerge la lame de fond des voix graves et colères ; un bruit informe, discordant, insupportable à l’oreille. Et peu à peu, dans ce désordre chaotique, une sorte de rythme vacillant apparaissait, acquérait de la force, en même temps qu’une tonalité s’avérait fondamentale, imposait son règne, regroupait les voix anarchiques.

Tout à coup, sans qu’on sût comment, l’accord fut fait. Une phrase large, puissante, se développa ; majestueux choral, prière ardente et nuancée, splendide chant de foi et de victoire, dans lequel chaque minuscule élément de cette humanité faisait sans s’en douter sa partie avec justesse, parce qu’un Être collectif subitement était né, parce que tout assentiment d’une multitude à une idée unique est naturellement harmonie et musique. Si le génie de Beethoven avait pu noter l’hymne merveilleux, une sœur immortelle serait née à la Neuvième Symphonie.

Mais brusquement le fil mélodique cassa. Des notes fausses et criardes traînèrent. La phrase magique essaya vainement de remonter, affaiblie, l’escalier des sons, persista quelque temps sur un mode mineur et se perdit, inachevée. Un nouvel orateur était monté sur l’autel.

L’homme était d’âge moyen et fort négligé dans sa tenue. D’abord, on ne pouvait que le trouver laid. Au sens de l’esthétique que l’éducation nous a faite, la beauté humaine réside dans le silence et l’immobilité des traits. Qu’une forme inattendue étonne le regard, qu’un linéament s’accuse avec vigueur, usurpe l’attention au lieu qu’elle soit répartie également sur toute la physionomie, aussitôt nous voyons un défaut de construction justement là où un examen approfondi, fouillant jusqu’à l’intérieur de l’être, ferait reconnaître une émouvante harmonie entre l’individu spirituel et son enveloppe. On ne permet à l’âme qu’une expansion modérée vers la superficie. On est troublé par un visage trop mobile et trop parlant. On veut bien que la vie s’y montre en des expressions fugaces, à fleur de peau, comme par accident, mais non qu’elle y laisse les traces indélébiles de ses habitudes.

         Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

fait-on dire à la Beauté.

Or, la grandeur humaine étant faite d’un martyre intérieur, il est de toute impossibilité qu’une forme plastiquement belle suivant cette convention contienne une pensée vaste, personnelle, violente et libre. Seul l’homme imperturbablement serein, qui s’est soumis sans lutte à toutes les traditions, qui accepte toutes les lois, qui est cuirassé de certitudes et se garde d’innover comme de pécher, peut être, avec l’aide de la : nature, beau comme un archange. Le monde trouve des laideurs monstrueuses à tous les révolutionnaires et, à en juger superficiellement, il n’a pas tort. Dante était laid, et aussi Danton. Mais à travers ces laideurs-là quelque chose transparaît ; une lumière d’étoile ou le rouge flamboiement d’une torche. Le bellâtre a passé, son image s’efface aussitôt : ce n’est personne. Mais