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l’association médicale

pas de lui et dont le mystère lui échappe, loin qu’il en soit lui-même le principe mystérieux. Au moins les idoles de pierre et de bois sont-elles aveugles, sourdes et inertes ; elles n’usurpent rien : l’immobilité aussi est sacrée !

En ranimant ce pendu, je croyais avoir fait un geste obscurément louable. J’ignorais encore qu’aucun de mes gestes ne pouvait rester obscur et que la moralité des suites m’échappait.

Quelques semaines après l’événement, si mince en lui-même, qui devait avoir une si considérable influence sur les destinées de la Pinède, j’eus la curiosité d’en revoir, en plein jour, le théâtre, et je m’acheminai jusqu’à la colline des Supplices.

Le sol était poudré d’une neige fine qui ouatait le bruit de ma marche et les buissons étaient jolis comme des arbres de Noël.

Soudain, je m’arrêtai, embarrassé. Évidemment je m’étais écarté de ma route et c’était la faute de l’hiver qui, couvrant les choses d’une blancheur uniforme, en masquait le visage familier. Pourtant… il n’y avait pas dans tout l’enclos deux collines comme celle-ci ! J’apercevais tout en haut, entre les grand piliers des pins, le chaos formidable des roches descellées par les pluies millénaires. Mais une muraille à hauteur d’homme, obstacle inattendu, encerclait toute la base du coteau et des centaines de petites habitations aux toits coniques, faisant un hérissement étrange et blanc de neige, se serraient contre cette muraille comme pour monter, aux abords de la forteresse surgie sous la baguette d’une fée, une garde farouche. En si peu de jours, les Mangeurs d’Herbe avaient bâti là une ville annulaire dont la colline, ceinte d’un rempart inviolable, était le centre ! La citadelle du peuple !

Et la garde était scrupuleusement faite ; car, alors que j’étais encore masqué par les sous bois, à plus de cent pas de là, les sentinelles tirèrent de leurs flûtes de longs sifflements avertisseurs d’une présence insolite : et aussitôt chaque hutte vomit de petits hommes noirs, armés d’épieux, qui couvrirent le sol d’une armée grouillante et pleine de clameurs. On eût dit d’une révolution d’abeilles dans un rucher.

Délibérément je me montrai. Ce fut un coup de théâtre. Le temps d’un clin d’œil et toutes les abeilles humaines étaient rentrées dans leurs ruches et l’on n’en voyait plus une seule. Les alarmes belliqueuses avaient fait place à la religieuse terreur. On attendait l’ennemi ; c’était le Dieu qui était venu. Le silence tomba.

Ma curiosité se faisait plus forte. Pas de doute ; la lutte des Mangeurs d’Herbe contre leurs tyrans entrait dans une phase nouvelle et je voulais savoir nettement quel rôle on me faisait jouer dans le drame. Je fis le tour de la colline et trouvai assez facilement un point propre à l’escalade, où la muraille pût être abordée et franchie. Ce que je fis, non sans m’égratigner un peu les mains à l’arête des pierres tranchantes. Quelques gouttes de mon sang tombèrent sur le toit d’une hutte voisine. J’étais dans l’enceinte. Sans prêter attention à ce minime incident, je gravis en courant la hauteur.

Sur la plate forme rocheuse, les fourches patibulaires avaient été arrachées. La solitude était profonde, majestueuse, sacrée, comme dans le Saint des Saints d’un temple redouté. Il y avait là un autel en forme de tombeau, celui des misérables suppliciés en ce lieu, car on y lisait cette inscription gravée dans la pierre et barbouillée d’une inquiétante substance rouge sombre : Aux victimes. Et derrière l’autel montait un mannequin colossal fait de fines baguettes entrelacées avec un art patient de vannier et empâtées d’argile pour donner à l’ouvrage le modelé d’une statue. Ce colosse teinté d’une couleur chair et vêtu d’une draperie grossière avait une pipe à la bouche.

Je n’eus que le temps de le contourner et de me cacher en ses flancs creux par une ouverture ménagée sous la draperie. Un homuncule se hâtait par le sentier de la colline, portant sur ses épaules un fagot de bois