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l’association médicale

granitiques maintenant couverts de lichens et de mousses. On eût dit le dos monstrueux d’un troupeau d’éléphants endormis. De grands fûts rougeâtres de pins jaillissaient d’entre les pierres, avec des touffes de buis et des masses de houx toujours verts, si denses que ce coin de forêt était impénétrable aux pâles rayons du soleil hivernal. Une odeur balsamique mêlée à celles des choses humides et pourries surprenait les narines, faisant ressouvenir de ces chambres mortuaires où s’évadent à la fois les exhalaisons des fleurs malades et la fumée des cires.

À mesure que je pénétrais dans ce lieu d’un pas ralenti par une curiosité craintive, j’y distinguais des arbustes dénudés aux branches desquels étaient appendus de singuliers fruits ; et mon oreille s’emplissait de lamentations, de cris terribles, comme ceux des oiseaux dont on a volé le nid. Plus près encore, des plaintes articulées, des imprécations me révélèrent la présence d’un groupe humain paraissant assemblé pour des rites funèbres. Par discrétion, je contournai l’amoncellement des roches, en quête d’un observatoire commode, et je parvins sans bruit, à la force des poignets, jusqu’à un sommet inaccessible pour des êtres de si petite taille, d’où je pus, sans la crainte d’être suivi, sans la crainte d’être vu, embrasser toute la scène. Je reconnus d’abord que les fruits extraordinaires accrochés aux branches basses étaient des corps de suppliciés, plus ou moins anciens, qu’on avait enduits de résine pour les conserver plus longtemps aux méditations du populaire — et que les arbustes dépouillés de leur écorce étaient des gibets. À l’un de ces gibets, un Nain qu’on venait tout juste d’y suspendre luttait encore dans les soubresauts de l’agonie et une vingtaine de petites figures contractées par le désespoir, la bouche pleine de sanglots, contemplaient cette vision d’horreur. Des bras impuissants se levaient au ciel et se tordaient, des cheveux dénoués claquaient au vent. Une femme grande comme une poupée avait déchiré ses vêtements et nue, sanglante, abattue contre la terre, enfonçait ses ongles en sa chair. Des voix grêles criaient vengeance, lançaient des insultes, imploraient justice, ou discutaient âprement les motifs de la condamnation, me laissant comprendre au milieu du vacarme que cet homme mourait là pour un misérable délit de braconnage, pour un moineau pris au lacet !

Hélas ! jusqu’aux limites infimes des espèces, c’est la loi du puissant de tyranniser le faible et il n’y a point d’utilité à nier que la force crée le droit. Si les faibles réagissent en se liguant et sont victorieux ensemble, ils n’ont fait que déplacer le droit en déplaçant la force, immuablement souveraine.

— Ô Toi qui souffles la fumée, criait-on, tu permets donc ces choses iniques ? Où caches-tu ta face, Esprit du Feu ?

Et des litanies larmoyantes et furieuses montaient de ce petit tas d’hommes.

Je vis et j’entendis tout cela dans le quart d’une minute et, d’instinct, sans mesurer la portée de mon geste, je bondis au milieu de la famille désolée. Il y eut un grand cri de terreur et, quand je regardai à mes pieds, j’étais seul dans le silence. Le pendu avait cessé de s’agiter au bout du rameau.

Je le détachai et le pris dans mes bras. Il était violet et sans souffle, pauvre petite chose morte, pantin aux ficelles cassées. Une grande pitié me serrait le cœur. Je savais que des enfants sortaient ainsi du sein de leur mère, livides et déjà cadavres et que les médecins les rappelaient à la vie en les réchauffant, en introduisant de l’air dans leurs poumons flétris. Posant mon manteau sur la pierre, j’en enveloppai le supplicié et mettant sans horreur mes lèvres sur les siennes, je soufflai rythmiquement dans la bouche froide. De mes deux mains pressant les côtés de la frêle poitrine, je la com-