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l’association médicale

négligeables. Les Hommes de la Pinède, considérablement moins élevés au-dessus du sol, voyaient mieux les détails de la nature et le besoin leur avait appris à n’en négliger aucun. Du pin, essence qui ombrageait le plus grand espace de leur séjour, ils tiraient l’amande qui nourrit, la résine qui éclaire ; avec les écailles et les aiguilles, ils couvraient leurs toits et confectionnaient de multiples objets mobiliers. Mais il y avait d’autres arbres, des chênes-rouvres et des chênes-liège dont ils estimaient les glands, des érables dont ils extrayaient un sucre. Ils savaient enter les arbustes des buissons et en adoucir les fruits coriaces. Ils amélioraient par la culture une foule de graminées que nous dédaignons et y trouvaient de la farine et du fil. Ils ne rejetaient pas la peau et les os des petits animaux dont ils avaient mangé la chair, et les élytres même des insectes que nous écrasons sans y penser cédaient à leurs vêtements un enduit imperméable. Je n’aurais point tôt fini, si je devais énumérer toutes les productions naturelles qui subvenaient au vivre et au couvert de ces homoncules, en mettant même à part le gibier noble, de poil et de plume, que la haute classe se réservait, massacrait avec méthode, les Poissons et les Crustacés qu’elle avait le privilège de pêcher et les Mollusques marins dont le flux poussait les colonies bien avant dans la rivière.

Avec le temps, je m’enhardis jusqu’à m’attarder dans les sous-bois après le jour levé, contemplant par les éclaircies des branches l’affairement du réveil. Au loin, des laboureurs égratignaient le sol du bout pointu de l’araire et jetaient les semences, de ce geste émouvant qui semble libérer de la vie. Les maisons érigeaient des aigrettes de fumée et les mille métiers rendaient des fredons musicaux d’insectes volants. Dans l’air limpide et sec des matins frileux, le marteau du forgeron et la hache de l’émondeur sonnaient comme un cristal qui se brise.

Souvent le ciel était obscurci par des nuées d’étourneaux que le vent retroussait tout à coup, montrant la doublure blanche de milliers d’ailes battantes. Une à une, les familles d’oiseaux migrateurs s’exilaient, poursuivies par le rire saccadé des pies sédentaires jouant de leurs éventails à la cîme des pins, tandis que les corneilles éployées se laissaient porter par les souffles, comme des lambeaux noirs de papier brûlé. Des trottinements, des notes de buccins, la fuite d’une fauve silhouette sur le sentier, le bruit strident d’un départ aérien m’avertissaient soudainement qu’une troupe de Mangeurs-de-Viande suivait la piste d’une proie ; et je me cachais en hâte sous le couvert, soucieux d’échapper à leurs regards ainsi qu’une divinité populaire dont les faveurs se refusent aux puissants. Mais, progressivement, je me relâchai de mes précautions à l’égard des artisans et des travailleurs de la terre, hantant avec plus de familiarité les lieux où ils avaient leurs demeures. Souvent à mon approche la chanson des métiers, les mille voix du travail s’éteignaient brusquement, des galops s’apeuraient, un grand silence tombait sur la campagne désertée. Sans doute les Petits Hommes avaient-ils vu mon ombre géante courir sur leurs toits et leurs champs. Ainsi une religieuse terreur se répandait-elle jadis dans la campagne d’Arcadie quand les bergers croyaient entendre le Dieu Pan rire dans les branches.

Or le hasard d’une de ces promenades me conduisit un jour dans un coin de la Pinède singulièrement remarquable pour sa solitude et sa beauté. C’était un lieu relativement élevé et l’un des points culminants du domaine. Un cataclysme des époques géologiques y avait culbuté les uns sur les autres de massifs blocs